C’est au cœur de Venise que s’est ouvert, samedi dernier, le plus français des festivals. Entièrement rénové par la Fondation de Nicole Bru à la fin des années 2000, le vieux casino de la famille Zane connaît depuis dix ans une seconde jeunesse en tant que « Centre de musique romantique française ». Loin de ses fameux livres-disques consacrés aux ouvrages lyriques entre deux productions sur les grandes scènes françaises, le Palazzetto Bru Zane a entamé discrètement les célébrations de son dixième anniversaire en musique de chambre, avec un festival vénitien dédié aux musiciens dans la Grande Guerre.
Dans les murs richement décorés de la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista, le concert de ce samedi est consacré à Jean Cras. Compositeur tout sauf académique, marin avant tout – il finira sa carrière major général du port de Brest, excusez du peu –, Jean Cras a laissé de singulières pièces de musique de chambre qui franchissent allègrement les barrières stylistiques. La modalité y apparaît tantôt comme une couleur debussyste, un exotisme extra-européen ou… une résonance bretonne. Même chose des jeux de timbres ou des rythmes volontiers alambiqués : dans le deuxième mouvement du trio à cordes, le violon se transforme en instrument fantastique, bourdon grave et pizzicati criards se superposant dans une cadence délirante.
À la manœuvre, le violoniste Pierre Fouchenneret ne lésine pas sur les moyens. Il mène son Trio Opus 71 dans une interprétation sans concession, jouant avec un archet aride et intense les passages où Cras proscrit le vibrato, initiant à l’inverse des chants hyper expressifs dans les pages les plus lyriques. À ses côtés, deux solistes réputés issus des meilleurs orchestres parisiens : l’altiste Nicolas Bône et le violoncelliste Éric Picard évoluent avec une fluidité idéale dans la partition, fondant leurs timbres ou n’hésitant pas à les caractériser violemment selon l’écriture. Ciment de l’édifice harmonique, l’alto fait preuve d’une formidable souplesse de phrasé, suivant le violon comme son ombre ou s’évadant librement dans un thème acéré (3e mouvement). Parfois en délicatesse dans ses aigus, le violoncelle d’Éric Picard fait merveille dans un registre medium ardent et des graves profonds sans être lourds. Guidé par l’archet spontané de Fouchenneret, l’ensemble unifie les quatre mouvements de l’œuvre avec cette limpidité indispensable chez Cras, improvisateur plus qu’architecte de la forme. Croisement d’une gigue joliment rustique et d’une fugue maîtrisée, la conclusion virtuose vient clore en beauté cette interprétation de référence.