En ce jeudi soir, dans la splendide salle Henry Le Bœuf de Bozar, se rassemblent plus de 120 musiciens pour faire gronder une orageuse Messa di Requiem de Giuseppe Verdi. À l’instar des œuvres sacrées de Rossini, ce Requiem est, malgré sa ferveur, une véritable ode à la voix dans ses aspects les plus dramatiques et ses airs, tous plus périlleux les uns que les autres, penchent fréquemment vers les plus grandes scènes des opéras du compositeur italien. À la tête de l’Antwerp Symphony Orchestra et du rutilent Collegium Vocale Gent, Philippe Herreweghe empoigne avec passion cette messe des morts afin de magnifier tous ces aspects.

Philippe Herreweghe © Michiel Hendryckx
Philippe Herreweghe
© Michiel Hendryckx

On se demande tout de même comment les minuscules gesticulations du chef belge peuvent induire de si grands arcs dramatiques. Le dos courbé, les bras le long du corps, les coudes pliés, agitant frénétiquement les mains : on ne peut pas dire que Herreweghe soit particulièrement éloquent sur son podium. Malgré tout, avec une aisance déconcertante, la formation belge s’engouffre instinctivement dans les accents formidablement lyriques de cette partition. Les timbres de l’orchestre reluisent tous d’une égale brillance et s’articulent avec souplesse. On admire également la mise en place absolument parfaite des différents pupitres autant dans les tuilages et que dans l’équilibre général, qui ne subit pas le moindre moment de faiblesse au cours du concert. En plus de cette irréprochable beauté plastique, on goûte l’insolence qui anime certains phrasés des cordes et des bois : dans la tension de chaque tenue, dans l’éclat des aigus, on retrouve tout ce qui fait le charme de la musique de Verdi.

On nourrira moins d’enthousiasme pour le quatuor de solistes. Ces quatre parties sont parmi les plus redoutables du répertoire vocal ; exigeant chacune une tessiture titanesque, un legato à toute épreuve et une grande expression dramatique. Le Libera me final, véritable épreuve de bravoure pour la soprano, aura mis Eleanor Lyons en difficulté. Ses fréquents différends avec la justesse et le manque d’homogénéité de sa voix se rattrapent heureusement par un legato exemplaire et un dramatisme exacerbé. Elle donne ainsi véritablement corps au texte sacré, comme ses « tremens » et son « Libera me » qu’elle scande avec puissance, le visage effaré. Sa consœur Sophie Harmsen paraît également en difficulté en de nombreux endroits de la partition. Sa voix de mezzo-soprano plutôt légère peine à s’épanouir dans les lignes verdiennes en partie à cause d’un legato à trop court terme et d’un grave assez faible. On peut tout de même souligner la beauté intrinsèque du timbre et la finesse de son interprétation qui épouse avec beaucoup de sensibilité les inflexions de l’orchestre comme des autres solistes.

En revanche, le timbre nasillard à l’excès d’Ilker Arcayürek aura bien moins séduit. On lui aura préféré l’art consommé des nuances avec lequel le ténor turc agrémente l’ensemble du tissu symphonique. Avec un son aussi tubé et des voyelles aussi sombres, on craignait au départ que la voix de Tareq Nazmi ne s’empâte au fur et à mesure. Mais on trouve dans son timbre une grande brillance et une stabilité à toute épreuve. Tel un phare dans une nuit de brouillard, la voix de la basse koweïtienne perce le mur orchestral et vibre avec puissance dans toute la salle. Il propose également une autre forme d’élégance, plus noble et moins fragile, qui renforce à merveille le quatuor de solistes.

Mais encore une fois, comme pour le Stabat Mater de Dvořák il y a quelques semaines à Flagey, c’est le chœur qui vole la vedette aux solistes. On connaît la polyvalence et la solidité du Collegium Vocale Gent dans de très nombreux répertoires. Cette soirée apporte une nouvelle preuve de leur savoir-faire : un texte d’une limpidité absolue orne des phrasés élégants qui nous font frémir lors du Dies irae ou fondre dans le Libera me. L’extraordinaire facilité de la formation belge à gravir tous les obstacles de la partition laisse pantois. On pourrait encore porter notre enthousiasme sur les pupitres de voix d’hommes et particulièrement les ténors, qui font montre ici d'une chaleur rare. Leurs timbres splendides et puissants ne sont pas étrangers à l’émerveillement qui nous habitera en sortant du concert.

****1