Manger comme Dieu en France, voilà ce que disent les Allemands lorsqu’ils font une expérience gastronomique superlative. On est obligé de leur rendre la pareille en transposant l’adage sur le plan auditif, quand il est question des membres de la maîtrise la plus ancienne (fondée en 1212) et la plus réputée au monde – à juste titre. Les petits et grands Thomaner n’ont pas seulement le gosier lumineux, mais aussi une formation et une direction extrêmement performantes. Le tout récent cantor de l’ensemble, Gotthold Schwarz, fait sublimer le texte sacré par des interprétations subtiles et articulations dynamiques. Célébrant les 35 années du jumelage Leipzig-Lyon, le concert prélude aussi à la fête de la réunification allemande ; la capitale des Gaules se souviendra de celle-ci.

Pour sa première visite en France sous la baguette d’un chef nommé cet été seulement, le chœur amène dans ses bagages un programme alléchant dans sa diversité chronologique et sa distribution. Tout en donnant une place de choix au baroque du grand maître et ancien Thomaskantor lui-même, Jean-Sébastien Bach (son célèbre motet Jesu, meine Freude constitue le cœur de la soirée), le dix-septième successeur a rassemblé des œuvres de ses prédécesseurs ou de pièces écrites expressément pour cet ensemble : on se rend ainsi compte que le Thomanerchor est un véritable patrimoine, en exécutant et premier destinataire de créations musicales importantes.

Un joyeux motet en double chœur, « Jauchzet dem Herren, alle Welt », suivi d'autres œuvres de Schütz, Schein et Johann Bach (le grand-oncle d'Erfurt), donnent le coup d’envoi, et c’est dans cette luminosité et pureté qu’ils créent, dans un équilibre parfait, que les jeunes de Leipzig montrent qu’ils veulent être pris au sérieux. Arrive enfin Jesu, meine Freude. Créé dans la première année de service de Jean-Sébastien Bach à Leipzig, ce motet funèbre à cinq voix fait partie des tubes et des défis du baroque allemand. Facile seulement dans la moitié des six strophes du choral, l’œuvre regorge de pièges en matière d’intervalles, de rythmique et de polyphonie, surtout dans les cinq numéros intercalaires. Si le soprano 2 est un peu trop noyé dans le chœur (2), l’écriture fuguée y est très bien dégagée dans sa globalité. Grâce au beau travail sur la diction, on entend rugir le fameux dragon (« Trotz dem alten Drachen »), ciseler les altos et basses dans leurs parties de la fugue (6), danser les voix graves dans le Trio (8). La clarté se fait triomphale dans le dernier chœur (« So nun der Geist ») : une délicieuse interprétation.

Deux pièces pour solistes du même compositeur (Gott lebet noch et Steh ich bei meinem Gott), issues du recueil de Schemelli, sont accompagnées d’un violoncelle inspiré, avant qu’on ne se tourne vers des temps plus récents. L’interprétation très sensible de Max Reger emphatise successivement toute l’amertume de la mort (O Tod, wie bitter bist du), puis sa force libératrice. Le dernier intermède offre une variation en deux voix du choral luthérien Ein feste Burg ist unser Gott par Schein qui, en dépit d’une instabilité initiale du duo, fait entendre ce timbre très intéressant du second soliste. Le petit chanteur dont tout le monde se souviendra est celui du Dir, dir, Jehova, will ich singen : intrépide devant les sauts périlleux, la voix très plastique atteint aisément les sommets, mais est solide dans les graves, aux couleurs suaves.

Avec un grand motet pour huit voix a cappella, les Thomaner n’oublient pas Brahms, dans les Fest- und Gedenksprüche, très baroque par moments (les excellentes basses s’en réjouissent). Son Amen est éblouissant. On termine par une danse allègre en 6/8 : Der Geist hilft unser Schwachheit auf, dont le choral final, grâce à ses accents intenses, produit un bel effet de clôture.

La qualité de la nouvelle direction est réelle : Gotthold Schwarz sculpte les notes pour servir le texte et ne fait aucune concession sur la justesse. Certains choix relèvent de goûts personnels et se discutent : parfois, un legato est mis en question pour faire ressortir quelques mots isolés, soit. Mais la disponibilité motivée de certaines voix de ténor (Dieu, quel pupitre !) court un petit risque d’obnubiler altos ou basses, dominance dangereuse quand les harmoniques tirent, très exceptionnellement, un tout petit peu vers le bas.

Pédagogue efficace, le cantor prépare activement de futures relèves : c’est un jeune disciple qui dirigera le bis, « Wer nur den lieben Gott lässt walten », fidèle au maître, mais en mettant des accents très personnels dans le superbe finale.

L’accompagnement discret mais efficace (violoncelle et contrebasse du Gewandhausorchester, titulaire de l’orgue de l’Université de Leipzig) contribue à la réussite de la soirée. Le Thomanerchor Leipzig n’est pas une excellente maîtrise. C’est tout simplement un très bon chœur, dont les membres sont des pros de la voix, passant leurs journées dans un environnement qui met tout au service de leur formation. Il a la polyphonie juvénile et joyeuse, qui donne le frisson permanent. Les allophones se délectent. Les germanophones exultent.

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