Si « Saint Offenbach », comme le surnomme Nietzsche, est bien cet « esprit voltairien, libre, avec un rien de ricanement sardonique », alors il sera beaucoup pardonné à Olivier Desbordes et sa joyeuse bande iconoclaste pour oser mener la vie (parisienne) dure au célèbre opéra bouffe, même si celui-ci échappe quelque peu à son auteur. Le « pot belge » concocté par Desbordes et Moreau, blasphémateurs complices en mise en scène, se (dé)compose en un déflagrant cocktail kitsch de shows télévisés millésimés sixties. Le but de ce chromo façon « lucarne magique » est un chapelet de clins d’œil appuyés à l’âge d’or des émissions de variétés. En filigrane, on y lance un pont entre l’exubérance d’un XIXe siècle culminant sur l’Exposition Universelle que balaye la Commune de Paris, et cent ans plus tard l’ivresse économique de l’après-guerre, à son tour ensevelie sous les barricades de 68.

Cette Vie parisienne au parfum insolemment suranné s’impose comme une féérie de couleurs, une pyrotechnie d’impertinences et de transgressions. Un joyeux foutoir sévèrement (dé)réglé ! On y chante, on y danse avec frénésie et délectation. Sans retenue ni complexe. On y croise quelques beaux spécimens d’insolence lyrique bien assumée et de flamboyance comédienne tout aussi jubilatoire. En haut de l’affiche, la piquante Diana Higbee en affriolante Metella. La bougresse prend un malin et talentueux plaisir à faire cascader des aigus qu’elle escalade avec effronterie dans « l’air de la lettre ». Elle trouve en Morgane Bertrand une pétillante Gabrielle, gantière délurée poussant un aigu tout aussi désinhibé que sa camarade. La distribution compte ainsi un solide bataillon féminin prêt à tout. Du gabarit d’une Lucile Verbizier, époustouflante amirale, qui le dispute en faconde et en agilité avec Anandha Seethanen, baronne au timbre enjôleur. On n’oublie pas plus Flore Boixel pour sa triple performance en Léonie, Louise et Clara.

Christophe Lacassagne, barytonnant baron ? C’est l’aristocratie offenbachienne ; c’est la preuve, par une prestance de condottiere et une présence vocale d’une noblesse inattendue dans ce rôle, que l’opéra bouffe est lyriquement compatible. Ce n’est pas le ténor bien porté et clair du Gardefeu de Hoël Troadec qui nous démentira. Distribution qui veille à diversifier les genres en un judicieux équilibre avec les rôles plus ouvertement bouffes, du Brésilien histrionique de Thierry Jennaud au bottier délicieusement assaisonné en Cruchot de Lionel Muzin, en passant par le Bobinet gaillardement cabotin de Steeve Brudey. Et toute cette fine équipe s’en donne à cœur joie, brocardant les gloires du petit écran à travers une parodie débridée des grandes heures de l’ORTF. Tous en prennent irrespectueusement pour leur grade : Nana Mouskouri copieusement godiche, Sheila plus nouille que nature, Claude François frénétiquement ridicule ! Autant de satires au vitriol et de caricatures sans pitié, de Sylvie Vartan à France Gall sans oublier Lacassagne, encore lui, arborant une banane à la Elvis et expectorant des râles rocailleux à la Johnny.

Pour doper l’infernale sarabande virevoltante, Offenbach se voit réorchestré par François Michels pour un septuor bien cuivré. Un improbable mix aux couleurs rock, jazz et variété. Une façon d’accommoder ce Panthéon télé, en restant « superficiels… par profondeur » comme aurait dit le susnommé Nietzsche à propos des Grecs et de leurs Dieux. Ambitieux pari que de vouloir aller au fond des choses en donnant l’impression de rester à la surface. Sous le parti pris de légèreté, le non-dit, on laisse entendre que l’essentiel du propos et sa pertinence se situent au-delà des apparences. Mais l’intention, bien que généreuse, n’atteint que très partiellement ses objectifs. Chez Offenbach, si la virulente critique d’une société en décomposition saute aux yeux, elle s’accommode mal d’un « copier-coller » un siècle plus tard dans un contexte de variétés télévisuelles aussi anecdotique que peu annonciateur des événements de Mai 68. En enfermant le discours sur un plateau télé, on en limite la portée à une farce, fût-elle rondement menée. La recette de la comédie débridée mainte fois éprouvée chez Offenbach a ici les défauts de ses qualités, au risque de laisser le spectateur au milieu du gué et plus encore le mélomane au milieu de nulle part. Les puristes en sont pour leurs frais ou restent sur leur faim. Réussite relative pour un résultat musical en demi-teinte ? Une sonorisation par trop saturée nuit à l’intelligibilité des voix qui peinent déjà à s’imposer face à un orchestre omniprésent. Et si « le beau Jacques » se suffisait à lui-même ?

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