Alexandra Dovgan aux Rencontres Musicales d’Évian, après le Théâtre des Champs-Élysées et La Roque d'Anthéron, cela sonne comme une évidence… Que cela ne soit plus une surprise de retrouver une pianiste de 17 ans sur les plus grandes scènes de France et de Navarre doit bien vouloir dire quelque chose ! Dovgan n’est plus à présenter comme un enfant prodige. L’a-t-elle d’ailleurs jamais été ? Elle ne s’est jamais fait remarquer par sa capacité à jouer tôt des œuvres virtuoses, mais bien par sa maturité, son intelligence, sa cohérence avant tout bâtie dans le répertoire classique et romantique germanique.
Alexandra Dovgan présente autour de la Sonate op. 22 de Schumann ses premières incursions dans le post-romantisme russe avec la Sonate-Fantaisie de Scriabine et les Variations sur un thème de Corelli en plus de la transcription de la Troisième Partita pour violon de Bach par Rachmaninov en ouverture du concert. La pianiste aura d'ailleurs eu besoin d’un prélude brouillon puis d'une gavotte au rebond artificiel pour entrer réellement dans son récital et s’adapter à l’acoustique du lieu. C’est à la gigue que tout se clarifie, s’unifie et que l’on retrouve la clarté de ton et l’éloquence naturelle de la pianiste.
Avec tout le respect que l’on doit à Rachmaninov, c’est une bonne chose d’avoir essuyé les plâtres avec ses transcriptions de Bach, et non avec la terrible Deuxième Sonate de Schumann qui suit ! Dès l’accord d’ouverture puis le dévastateur premier thème, il semble si simple pour Dovgan de mettre de la tension avec un flux facile et continu de notes. Suit un Andantino recueilli, sage et beau. Le finale n’est pas spécialement fiévreux ou féroce mais il nous emporte par sa clarté, par une marche toujours portée vers l’avant.
Rachmaninov est un répertoire en mouvement. Après qu’une génération de pianistes s'est mise à jouer quasiment tout Rachmaninov (Ashkenazy et Pletnev puis Lugansky et Berezovsky), une autre arrive pour mettre en lumière ses chefs-d’œuvre encore méconnus, notamment la Première Sonate et les sublimes Variations Corelli. Les Trifonov, Kantorow, Kholodenko et Geniušas ont désormais l’audace de les faire trôner au centre de leurs programmes de récital. Ce n’est donc pas un hasard si ces Variations Corelli sont le premier opus majeur de Rachmaninov joué par Alexandra Dovgan. Et comme la sophistication de cette œuvre, ce ton aristocratique et distingué va bien à la pianiste !
Dovgan aborde avec une grande sérénité les variations virtuoses (notamment la septième) en se basant sur la densité de ses basses, un rythme permanent, une longueur de note assumée. L’Intermezzo est quant à lui une merveille de décontraction. La pianiste reste un peu trop neutre dans la transition de ré mineur à majeur, dans la dix-septième variation ou dans la coda qui s’extrait de la vingtième variation. On aimerait ici plus de dramaturgie, plus d’évidence dans la narration… Dovgan n'est ni Pletnev ni Kholodenko, deux conteurs et sorciers du son qui créent des mondes et les défont avec aisance, inventent, donnent de la profondeur au texte.

Mais paradoxalement, c’est la neutralité de la pianiste qui nous donnera le plus grand moment de ce récital : une quinzième variation inoubliable ! Dovgan trouve le ton exact pour nous transmettre une joie simple et immédiate. Dur de décrire précisément le jeu de la pianiste, car rien ne s’y passe de spécial, cela pourrait même sonner vide et aride sans cette rondeur de son. Pourtant, c’est une vraie leçon de simplicité et d’efficacité que Dovgan nous donne. Le chemin le plus court du texte à l’auditeur et un court moment de bonheur qui doit être vécu pleinement.
Ce que l’on retiendra enfin de la Sonate-Fantaisie de Scriabine est cette façon que Dovgan a d’alléger le second thème du premier mouvement : une merveille ! La pianiste le joue comme un poème ou un feuillet d’album, une petite musique de rien du tout où tout brille par le frottement des voix, une fuite de la musique vers l’éther. Le Presto sera maitrisé, entrainant.
Dovgan nous quittera après trois bis : une Étude op. 2 n° 1 de Scriabine dont la clarté des voix étonne même dans la masse des accords, un Prélude op. 32 n° 12 de Rachmaninov à l’allure souveraine et une Valse op. 64 n° 2 de Chopin avec un peu d’exploration de la partition dans la mise en lumière des contrechants au retour du premier thème.
Le voyage de Rémi a été pris en charge par les Rencontres Musicales d'Évian.