Par chance, le Théâtre des Champs-Élysées ne laisse pas le public dans le petit vent sec, réfrigérant qui souffle avenue Montaigne, car il est une tradition aux Concerts du dimanche matin, depuis bientôt cinquante ans : les places n'étant pas numérotées, les mélomanes arrivent tôt. Organisatrice de ces concerts dominicaux, Jeanine Roze est là, comme toujours, dans le hall : une dame lui offre des chocolats pour la remercier pour « toutes les places données aux Petits frères des pauvres chaque dimanche ». Respect et admiration.

Loading image...
Alexandra Dovgan
© Oscar Tursunov

Il est temps de rejoindre son fauteuil. Direction le premier balcon d'une salle qui n'est pas pleine dans ses plus hauts étages, mais qu'on a vu beaucoup moins achalandée pour des concerts très huppés. La haute et frêle silhouette qui s'avance bientôt sur scène d'un pas rapide et léger ne laisse pas deviner qu'elle est celle d'une jeune fille née en 2007. Longs cheveux attachés en queue de cheval, bras minces dont la souplesse forcera l'admiration dans quelques instants, droite comme un « i » face à son clavier, Alexandra Dovgan se lance dans le Carnaval de Vienne plus qu'elle n'attaque les touches de cette allure décidée que la musique de Schumann fait plus que suggérer.

Beau son, rond et chaleureux, sans accents durs ou tonitruants, la pianiste construit ce premier mouvement avec soin, un grand sens du détail et des équilibres. Sa main gauche vit sa vie, totalement indépendante de la droite, comme si Dovgan avait deux cerveaux. Parfois trop, car plus cet Allegro avance et plus on remarque que la musicienne a tendance soit à suivre son instinct musical soit à chercher à faire sonner des voix intermédiaires que l'on ne soupçonnait pas dans cette pièce, parfois en faisant sonner plus fort la main gauche, parfois en faisant ressortir des notes dans des accords acquérant ainsi une valeur mélodique que Schumann ne leur a pas donnée. 

On sait qu'une œuvre dès qu'elle est communiquée au public n'appartient plus vraiment à son compositeur. Mais l'équilibre est alors bien difficile à trouver pour les interprètes entre ce qui est (le texte), et ce qu'on peut y entendre, voir, vouloir montrer. Quand Clara Haskil recevra à 15 ans son prix au Conservatoire de Paris, elle entendra Gabriel Fauré lui dire : « Je ne savais pas que j'avais mis tant de musique dans Thème et Variations, mais surtout ne changez rien. » Quelque chose nous dit que Fauré ne parlait pas des apparences. 

Dovgan joue admirablement, elle a un don pour le piano assez incroyable. Comme tous les toujours jeunes et déjà anciens prodiges, elle a une science spontanée du piano qui n'a juste pas encore été éprouvée par l'expérience. Il lui arrive d'ailleurs de perdre le contrôle du clavier. Ce n'est pas que sa virtuosité soit mise à mal mais bien, à notre avis, que son propos à ce moment-là de l'œuvre s'écarte trop de ce que Schumann demande et que l'attention de Dovgan se détourne de l'essentiel. Mais dans le même temps, on n'est pas certain que cette façon de jouer, qui va se manifester dans tout le Carnaval de Vienne au point que le finale en perdra son élan irrésistible et l'Intermezzo ses tourments, soit spontanée ou cultivée (voire encouragée) par son maître Grigory Sokolov qui, on le sait bien, n'est pas le roi du phrasé simplement énoncé.

Mais au moins, il n'y a aucune surcharge expressive chez Alexandra Dovgan qui aborde ensuite les trois Intermezzos op. 117 de Brahms. Elle ne prend pas le premier Andante moderato mais plus lentement. Sa sonorité céleste, ses phrases tenues font que l'on s'installe rapidement dans son propos et que l'on se laisse aller à cette interprétation pour le coup assez conforme à la façon dont ce Brahms-là est joué de nos jours... L'Opus 117 gagnerait à plus de fermeté, de rectitude apparente sans rien perdre en fluidité, comme Wilhelm Kempff le recréait. N'est-il pas incongru de comparer le vénérable pianiste à cette jeune femme ? Non ! Des pianistes « adultes » empruntent le même chemin que notre jeune héroïne du jour. À l'aveugle, il serait impossible de leur donner un âge, à eux comme à elle. Viennent enfin les Variations et fugue sur un thème de Haendel. Trop d'attentions portées aux détails ralentissent là encore la progression de cette œuvre, trop de contemplation dans les variations lentes, trop de détails purement instrumentaux dans les rapides font perdre sa trajectoire à cette œuvre difficile à tenir, faute d'une pulsation irrésistible et d'une volonté unificatrice qui, de l'énoncé du thème à l'accord final, dessinent une grande arche. On se demande ce qu'un Leon Fleisher, un Yves Nat – grands maîtres et interprètes fabuleux de cet Opus 24 – auraient dit à Dovgan si elle le leur avait ainsi joué.

***11