Ce samedi après-midi, les passants se font rares dans les rues de Colmar douchées par plusieurs averses. Mais les spectateurs se pressent dans le petit Théâtre Municipal pour écouter ce quatuor « dont tout le monde parle » qu'évoque le programme du Festival international de Colmar. Les Modigliani, puisque c'est d'eux qu'il s'agit, ne vont pas faire mentir la publicité. Ils ouvrent cette heure de musique avec un étrange objet : les Trois Pièces pour quatuor à cordes de Stravinsky, composées un an après Le Sacre du printemps, ne sont pas formellement conçues comme un quatuor selon l'auteur lui-même, mais comme devant être jouées par quatre instrumentistes à cordes. Il en fera le matériau de ses futures Études pour orchestre.

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Le Quatuor Modigliani à Colmar
© FIC - Bertrand Schmitt

Si Stravinsky voulait prouver qu'il savait écrire comme Schönberg ou même Webern, pour ce qui est de la brièveté, de la raréfaction de la matière sonore, c'est réussi. Les Modigliani y mettent un tel soin, une telle palette de couleurs, qu'ils nous les feraient presque passer pour un chef-d'œuvre. Mais c'est dans le premier des Quatuors « Razoumovski » de Beethoven que le quatuor va donner sa pleine mesure. Dans l'énoncé si optimiste de l'Allegro initial, le violoncelle de François Kieffer paraît presque timide, la formation moins éloquente que d'habitude, le temps peut-être de se recentrer. Les équilibres reviennent vite sous la houlette discrète mais sûre d'Amaury Coeytaux dans l'Allegretto vivace. La densité, l'intensité de jeu du quatuor nous saisissent à la gorge dans l'étreignant Adagio molto e mesto où Beethoven perturbe les harmonies, tandis que le thème russe du dernier mouvement nous met l'esprit en joie. Un bref bis de Schubert et l’on est prêt pour les aventures britanniques auxquelles nous convient Alain Altinoglu et l'Orchestre Symphonique de la Monnaie à 20h30 dans l’église Saint-Matthieu toute proche.

La pluie a cessé, l’air est frisquet, l’église est loin d’être comble. Trop d’inconnues dans un programme pourtant généreux ? Comme la veille, celui-ci est d’une rare intelligence en faisant appel à trois générations de compositeurs britanniques. Thomas Adès ouvre la marche avec l’ouverture brillante et tumultueuse de son opéra The Tempest, donné en création française ici en Alsace à l’Opéra du Rhin en 2004.

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Jean-Pierre Dassonville, Alain Altinoglu et Ed Lyon
© FIC - Bertrand Schmitt

Après ce concentré de bruit et de fureur, place à l’élégie de l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de la littérature du XXe siècle, la Sérénade pour cor et ténor écrite par Benjamin Britten pour le légendaire corniste Dennis Brain et le chanteur Peter Pears, le compagnon du compositeur. Britten a construit son ouvrage comme un vaste nocturne, formé d’un prologue et d’un épilogue confiés au cor solo qui encadrent six poèmes choisis parmi les plus fameux de la littérature anglaise. Le ténor anglais Ed Lyon bouleverse l’auditoire, par sa restitution frémissante des six poèmes (dont malheureusement le programme de salle ne donne pas les textes*), par la longueur, la puissance d’une voix claire qui craque parfois, poussée à ses limites. Le dialogue avec le cor rayonnant de Jean-Pierre Dassonville, cor solo de la Monnaie, nous plonge dans un état de douce mélancolie. On aurait presque eu envie qu’il n’y ait pas d’applaudissements à la fin.

Les Variations Enigma d’Elgar sont comme un concerto pour orchestre, une œuvre brillante destinée à mettre en valeur toutes les ressources d’une grande phalange symphonique. Peu importent les « énigmes » qu’on est censé y découvrir, ni l’inspiration véritable du thème « caché » et des quatorze variations qui lui succèdent. Alain Altinoglu prend un plaisir manifeste à solliciter des pupitres qu’il a profondément renouvelés et rajeunis depuis huit ans. La précision d’ensemble est parfois mise à mal par l’acoustique du lieu qui agit comme un émollient sur les attaques et un exhausteur de réverbération. Les passages lyriques, si authentiquement « british », en particulier ceux qu’Elgar confie au pupitre d’altos, les thèmes solennels entamés par des cuivres d’une exceptionnelle rondeur, ne sont pas sacrifiés sur l’autel d’une virtuosité qui pourrait facilement tourner à l’exhibition.

Alain Altinoglu dirige l'Orchestre Symphonique de la Monnaie à Colmar © FIC - Bertrand Schmitt
Alain Altinoglu dirige l'Orchestre Symphonique de la Monnaie à Colmar
© FIC - Bertrand Schmitt

Le public qui abordait ce programme avec une certaine réserve laisse éclater son bonheur, et sa reconnaissance pour le chef qui lui a fait découvrir trois chefs-d’œuvre. Il aura finalement dû attendre le bis pour se retrouver en terrain de connaissance avec la plus fameuse des œuvres d’Elgar, la première de ses marches Pomp and Circumstance qui à Londres aurait été reprise à pleins poumons par les spectateurs présents (Land of Hope and Glory !) mais qui, en ce samedi soir veille d’élections, est restée sans voix, confinée au seul Orchestre de la Monnaie, tous cuivres dehors.


Le séjour de Jean-Pierre a été pris en charge par le Festival international de Colmar.

* Note du 10 juillet 2024 : une version précédente de l'article déclarait que le programme de salle ne donnait pas les titres des poèmes, mais il s'agissait d'une erreur de notre part. Toutes nos excuses et nos remerciements au lecteur attentif qui nous permet ce rectificatif !

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