Mozart fut un enfant prodige, un compositeur précoce, mais serait-il mort avant de composer le Concerto « Jeunehomme », son opus 271, à l'âge de 21 ans, que son nom ne serait guère plus connu que celui de Salieri. Schubert, Mendelssohn et Chopin seront des génies bien plus précoces que lui. Et comme me le disait Alfred Brendel, il y a quelques années, il faudra attendre le 19e Concerto KV 459 pour que les œuvres concertantes du compositeur autrichien retrouvent une telle fulgurance.

Formée en Mozart, Beethoven et Schubert justement par Brendel, à Vienne, Anne Queffélec les joue depuis longtemps maintenant. L'auteur du Requiem est un vieil ami qu'elle retrouve ce soir sous la conque du parc de Florans à la Roque-d'Anthéron. Les gradins ne sont pas combles, mais c'est tout comme : seul un bloc tout en haut à gauche est vide. Fidèle au poste, le Sinfonia Varsovia est sur scène. Lio Kuokman et la pianiste s'installent. Que va-t-il se passer ? Queffélec salue, s'assoit entre sur le bout des doigts, l'orchestre lui répond tout aussi svelte et dégraissé, porté par la gestique précise de ce tout jeune chef âgé de 30 ans, vainqueur voici trois ans, à Paris, du Concours Evgeni-Svetlanov.

Mince, solidement campé, comme arrimé à la scène, Kuokman est avec chacun, avec tous et avec sa soliste : il dirige, cela paraît curieux de relever cela, mais c'est moins fréquent qu'on ne le pense. Son travail est d'une intégrité musicale, d'une ferveur incroyable qui est celle d'un jeune homme idéaliste. Et cela paie : les musiciens polonais le suivent, sous son emprise.

Ce Concerto « Jeunehomme » est une œuvre entre deux mondes : il est encore marqué par le style galant, mais il bascule dans son deuxième mouvement dans une expression si élevée, si profonde et personnelle, interrogative et résignée qu'il est facile d'y sombrer dans un dolorisme, un tragique excessifs. Queffélec et l'orchestre communient en apesanteur dans l'ascèse. Ne restent alors que des sons aussi purs que celui des oiseaux de saint François-d'Assise. Retour au style galant pour un « Finale » virevoltant au-dessus duquel plane une mélancolie qui annonce le Concerto en ut mineur KV 491 qui vient. Dans cette œuvre, Mozart a fait le deuil du style galant. Son harmonie s'est densifiée, comme sa rythmique et ses mélodies : ce concerto n'a rien d'aimable ; s'il a tout d'un drame, il n'a rien d'une tragédie. Le chef le dirige ainsi : les phrases sont découpées précisément, les accents sont nets, les vents à leur place, jamais noyés par les cordes qui sont véhémentes, jamais la main sur le cœur. C'est admirable de probité, d' « honnêteté artistique » comme me le dira avec admiration, l'un des professeurs de l'académie de la Roque-d'Anthéron, longtemps chef de pupitre dans un orchestre de chambre.

Queffélec pose ses mains sur le clavier pour jouer la plus mystérieuse, la plus introspective entrée en matière de tous les concertos pour piano. Elle s'immisce dans l'orchestre, plus qu'elle ne s'impose comme une soliste. Jeu serré, légato parfait, timbre clair et éloquent, la pianiste prend place parmi les musiciens qui lui font de la place pour un dialogue fervent, mais ténu. C'est dans une dynamique réduite que la pianiste chante avec un orchestre suspendu à la battue d'un chef qui enlace sa soliste dans un châle protecteur. Le drame ? Il est présent, mais il est suggéré plus que déployé. On pense à Clara Haskil qui, elle aussi, dans ce concerto ne hausse jamais le ton pour dire les choses les plus graves et essentielles, cachée derrière un sourire mélancolique et énigmatique. Le visage d'Anne Queffélec est blême. Ses yeux ne quittent le clavier que pour chercher le regard du chef qui, toujours, est là. Tant d'expression avec des moyens si simples, ramenés à l'essentiel qui est de faire de la musique dans un oubli total de soi-même est l'une des expériences musicales les plus profondes et durables. Si le passé s'enfuit irrémédiablement, son souvenir vit en nous : la nostalgie est ce qu'il était. Le menuet de Haendel donné en bis chantera toujours, caché quelque part dans notre cerveau avec la fin du deuxième mouvement du « jeunehomme », parlando suspendu entre ciel et terre.

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