Les larges déambulatoires de la Philharmonie sont envahis par le parfum sucré et délicat de la forêt de tilleuls en fleur qui la sépare du Zénith et de la Cité des sciences. On entre dans la grande salle Pierre Boulez : les deux grands pianos sont bizarrement installés : les claviers sont au centre, quasi alignés, tandis que leur queue regarde cour pour l'un, jardin pour l'autre, les couvercles ont été enlevés. On a quelques doutes sur le bien-fondé acoustique d'une telle disposition. On ne tardera pas à constater que notre crainte était justifiée quand Martha Argerich et Sergei Babayan attaqueront les douze extraits puisés dans la transcription du ballet Roméo et Juliette de Sergueï Prokofiev. La bouillie sonore qui sourd du plateau n'est pas qu'un effet voulu du « Prologue » qui gronde dans l'extrême grave du piano, car la « Danse des chevaliers » et les pièces suivantes souffriront plus ou moins selon la densité de l'écriture du dispositif retenu.

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Martha Argerich / Sergei Babayan
© Adriano Heitman / Marco Borggreve

L'oreille s'habituera, finira par discriminer l'essentiel du secondaire des sons qui lui parviennent en désordre. Le temps qu'il faudra aussi aux musiciens pour qu'ils s'adaptent. Les anciennes salles frontales avaient leurs défauts, très secondaires sur le plan musical ; les salles circulaires ont les leurs, plus gênants, mais elles sont à la mode, bien que 99,99% du répertoire ait été pensé pour une écoute frontale et certainement ni latérale ni arrière. Tant pis pour le show, nous sommes ici pour la musique : qu'au moins, on fasse fabriquer des couvercles en polycarbonate incolore et transparent : cela servirait aussi aux concertos « dirigés » du clavier...

D'une bonne transcription, on pourrait dire qu'elle fait oublier l'originel pour créer une nouvelle œuvre. Ce pari est réussi pour celles que Babayan a réalisées de Roméo et Juliette, de Hamlet, d'Eugène Onéguine, de La Dame de pique, de Deux valses pouchkiniennes et de Guerre et Paix données ce soir, même si à l'issue de ce récital on est persuadé que nos pianistes auraient mieux fait d'interpréter en deuxième partie la Suite n° 1 de Rachmaninov et pas sa seule « Barcarolle » donnée en bis, plutôt que les œuvres de Prokofiev retenues qui ne sont pas toutes aussi géniales que l'opus 64  – toutes n'ont pas le charme de la « Polonaise » de La Dame de pique... Leur monotonie ne vient pas de nos deux pianistes. Ils jouent comme un duo constitué depuis très longtemps tant leurs réactions sont libres et synchrones, tant ils semblent joyeusement à leur affaire, dans la musique. Ils sont même assez austères sur le plan expressif. Babayan est souple comme un chat, sa sonorité, pour autant qu'on puisse en juger réellement, est mate, sans dureté bien que parfois d'une puissance incroyable. Par comparaison immédiate, Argerich est quand même sur une autre planète instrumentale, sa sonorité, sa façon d'articuler, sa technique pianistique sont miraculeuses dans l'absolu. Les deux sont d'une vivacité rythmique qu'aucun chef, aucun orchestre ne peuvent atteindre et la fulgurance de leurs réactions n'a d'égale que la façon dont ils respirent ensemble et animent ce ballet.

Que venait faire la Sonate en ré majeur KV 448 de Mozart au beau milieu de ces pièces de Prokofiev ? Le compositeur russe adulait Mozart – et Haydn –, ce qui n'était pas aussi fréquent au début de sa carrière, et il avait un génie mélodique assez unique en son temps qui était préoccupé par tout autre chose dans le langage musical. Deux bonnes raisons, donc. Dire que nos deux pianistes y sont à l'unisson serait mentir. Ils le sont pour ce qui est de leur synchronisation, mais musicalement cela ne va pas du tout. Babayan joue sans articuler vraiment, avec un legato excessif et une manière pleine de révérences désuètes. L'« Andante » pâtit de ce décalage esthétique. Dans le finale « Molto Allegro », Babayan ne recule ainsi pas devant un rallentando téléphoné, juste avant le retour du « refrain » et par deux fois exactement de la même façon et avec le même sourire. Argerich qui a peur de Mozart mais l'étudie et le joue avec constance depuis son plus jeune âge – aussi pertinemment et différemment que Vladimir Horowitz, Nelson Freire ou Clara Haskil – articule pour rendre les phrases éloquentes, timbre comme si elle chantait sur une scène d'opéra, fuit la joliesse pour l'élan et le chant.

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