Abaissant ses mains squelettiques au terme de l’immense Adagio de la Huitième Symphonie d’Anton Bruckner, Herbert Blomstedt clôt la parenthèse enchantée qu’il avait lui-même ouverte quelque trente minutes auparavant. Ou plutôt, comme s’il n’avait fait qu’entrebâiller la porte vers un autre monde, un monde de pure sensation dans lequel l’auditeur aurait peu à peu glissé, se coulant dans une autre dimension, dans un rêve éveillé, dans une ataraxie étourdissante, le maestro bienveillant rappelait finalement à lui son assemblée de voyageurs immobiles, dispersée à des années-lumière de la Philharmonie de Paris.

Il faut dire qu’on était bien dans ce firmament ouaté où séant douloureux, excès de Shalimar et voisin bruyant n’existent plus. C’est l’art des plus grands que de savoir faire éclore ces grands adagios (comment ne pas penser ici à l’ultime mouvement de la Neuvième Symphonie de Mahler ?) comme de les faner feuille après feuille, d’en diluer les couleurs goutte après goutte. C’est d’autant plus remarquable que les musiciens, mettant du poids dans chaque phrase, creusant les cordes et allongeant les archets, ne jouent vraiment pas la carte de l’évanescence : alors que ce troisième mouvement, taillé dans toute la profondeur du spectre, paraît relier le spirituel au charnel, unifier le céleste au terrestre, le finale se maintiendra, par ce que sa solennité peut avoir de plus inspiré, à une hauteur biblique et évitera le piège d’une vulgaire martialité.
C’est aussi cela, l’art de Blomstedt : insuffler la vie à des ouvrages abstraits que certains prennent pour des statues de cire ou des feux froids. Rien de tel avec le nonagénaire qui, du haut de sa canonique expérience, ne manque pas de rappeler que si les grandes symphonies du « maître » sont qualifiées de cathédrales sonores, c’est avant tout parce que la lumière doit pénétrer à travers ses arches, parce que le silence compte autant que la note. Et en dépit de sa monumentalité, l’œuvre respire ce soir, les harmonies s’étalent librement, le cantabile surgit spontanément – en témoigne cet Allegro moderato initial gorgé de chaleur et de tendresse. Notons enfin avec quel soin la direction évite tout excès, ne force jamais le trait : outre l’homogénéité des tempos, l’équilibre entre les pupitres et la ductilité des dynamiques, le nombre très parcimonieux de climax préserve l’œuvre de toute interprétation ostentatoire, démonstrative ou extérieure, n’en conservant que la sève la plus spirituelle. C'est ainsi que le dernier mouvement ne cueillera l’auditeur qu’en sa coda, miracle d’architecture, de construction et d’émotion.
À l’exception notable de son pupitre de premiers violons en manque de cohésion et d’épaisseur, l’Orchestre de Paris aura fait montre d’une concentration et d’une attention de chaque instant, réagissant comme un seul homme aux indications du chef. En plus de soigner ses prises de parole, les calligraphiant avec un naturel et une simplicité exemplaires, la phalange peut compter sur un quatuor certes moins dense que les standards d’outre-Rhin, mais dont la transparence, essentielle aux multiples contrechants, aura convaincu : alors que l’urgence et la réactivité se font ressentir dans la reprise du Scherzo, les cordes trouvent la fragilité de timbre idoine dans l’Adagio, et tissent fil à fil l’extatique contrepoint du finale. Mais ce qui marquera en définitive, c’est l’émotion des musiciens qui aura résonné en sympathie avec celle du public dans la grande nef de la Philharmonie, ce soir véritable cathédrale dans laquelle l’auditeur n’aura eu d’autre choix que d’être un fidèle, communiant parmi les fidèles.