Le Currentzis nouveau est arrivé ! Discrètement, celui que les médias ont pris l'habitude de surnommer « l’enfant terrible du classique » entame sa mue. Nouvel orchestre, nouveau label, nouveau programme et nouvelle coupe de cheveux (un peu plus longs). Alors qu’il vient de quitter en juin dernier la direction du SWR Symphonieorchester, il se consacre désormais pleinement au développement de son orchestre Utopia, fondé en 2022, financé par un fonds salzbourgeois et en résidence au Funkhaus de Berlin.

Qu’est-ce qui sur le fond différencie cet ensemble du précédent musicAeterna ? Difficile de le savoir, si ce n’est une volonté affichée d’ouvrir l’orchestre aux musiciens du monde entier, de fonctionner à partir de financements indépendants de la Russie, avec toujours « une tentative idéaliste de trouver une approche de la création musicale qui permette d'atteindre l'essence même d'un texte musical », lit-on sur son site personnel. Depuis quelques années, le Bade-Wurtemberg est donc, avec Salzbourg, la région où on le voit le plus diriger, notamment dans la salle du Festival de Baden-Baden où il proposait cette année la Cinquième Symphonie de Mahler et la Neuvième de Bruckner.
Faute d’avoir pu assister à la symphonie de Mahler la veille, c’est bel et bien un chef au travail, en recherche que l’on retrouve en ce samedi soir autour de Bruckner, et qui témoigne de très belles trouvailles. La configuration de l’orchestre d’abord, avec les premiers et seconds violons de part et d’autre du chef qui dans cette œuvre plus qu’aucune autre permet d’avoir un merveilleux effet stéréo où les lignes mélodiques des cordes ne cessent de se compléter, se croiser, se répondre, avec en arrière le soutien des altos, violoncelles et contrebasses – ces dernières plus discrètes ici.
Autre trouvaille, la rythmique particulière du thème en pizzicati du scherzo avec ces impulsions très marquées aux cordes un temps sur deux dans des mesures à trois temps, comme pour retrouver les origines dansées archaïques d’un Bruckner déjà en phase avec Le Sacre de Stravinsky. On remarque aussi le balancement presque valsé du deuxième thème de l’« Adagio » sur les pizzicati des violoncelles où, là encore, l’effet est augmenté grâce à la disposition des violons.
On sent bien que ce qui intéresse Currentzis dans cette partition testamentaire relève moins d’un travail sur les rayons et les ombres qu’un travail de la matière-son à l’état pur. On retiendra par exemple le deuxième thème du premier mouvement, introduit en toute volupté, puis étiré par moments jusqu’à obtenir des effets aquatiques. On retiendra la reprise de l’ostinato des violons dans la dernière séquence du premier mouvement après le long accord tenu des cors, dans une marche implacable. On retiendra enfin la partie centrale de l’« Adagio » aux confins du silence, dans des lignes presque invisibles dont n’émerge parfois qu’un thème au hautbois.
Tout au long de la partition, le son est sans cesse malaxé, texturé, permettant de mettre en valeur des interventions solistes, comme celles des bois. Quelle épaisseur des violons dans l’ouverture de l’« Adagio » où le son vrille progressivement en incorporant les cors dans un très bel effet mordoré et vermeil, si caractéristique par exemple des sauts d’intervalles dans l’orchestre mahlérien ! De même, il y a du Strauss des poèmes symphoniques dans le trio central, espiègle et chevauchant.
Et pourtant, force est de constater que l’on ressort de cette soirée avec un sentiment d’incomplétude. On reste comme spectateur d’une forme parfois trop démonstrative qui, malgré des moments de profonde introspection, ne parvient pas à trouver son moteur interne et sa cohérence générale. Serait-on passé à côté de « l’essence même du texte musical » ? Révélateur de cela, les nombreux tuttis qui apparaissent toujours au seuil d’un plafond de verre impossible à briser. On y entend quelques décalages entre et au sein des pupitres, et des fortissimos plus dans le volume sonore que dans une émotion ou une nécessité discursive. Est-ce dû à un effectif particulièrement important ici, où la cohésion d’ensemble n’a pas encore eu le temps de se faire ? On parlerait volontiers de verdeur pour cette interprétation d’un tel monument musical. Pour s’en convaincre – ou se défaire de cette impression –, on écoutera attentivement la version disque qui est censée sortir dans le nouveau label Theta de Currentzis dès 2025, et on tâchera de voir si le millésime s’est bonifié avec le temps.