Il y a deux ans, son premier concert à Paris depuis son départ de l’Opéra avait été une réussite si éclatante qu’on s’était pris à rêver d’un retour durable dans la capitale. Deux ans plus tard, en un froid matin de novembre, la nouvelle est tombée en même temps que les premiers flocons de neige, donnant à la Maison de la radio un parfum de Noël avant l’heure : Philippe Jordan sera bel et bien le prochain directeur musical de l’Orchestre National de France à compter de septembre 2027. Le soir venu, quand Saskia De Ville répètera cette information au micro de France Musique depuis la scène de l’Auditorium de Radio France, quelques instants avant que le maestro ne monte sur le podium pour diriger « sa » future phalange, les spectateurs applaudiront à tout rompre, aussitôt imités par les musiciens sur scène, obligeant la présentatrice à faire silence avant de reprendre.

Après un tel accueil, Jordan a-t-il été pris par l’émotion au moment d’indiquer les premières notes des Offrandes oubliées ? On a cru voir sa baguette trembler légèrement, et on a été quelque peu surpris du tempo choisi par le chef, presque actif, loin de la lenteur douloureuse demandée par Olivier Messiaen dans cette œuvre de jeunesse où le mysticisme du compositeur est déjà bien perceptible. Il faudra attendre la dernière partie de ce bref triptyque pour sentir le National et le chef se détendre : les pupitres de cordes gagnent alors en homogénéité, la battue épouse un flux plus naturel, les différentes voix se fondent en un choral qui, sous le chant des violons, rappelle enfin l’orgue de Messiaen.
Bref changement de plateau. Les régisseurs ôtent le pupitre du chef qui va donc diriger de mémoire une Septième Symphonie d’Anton Bruckner aux allures de baptême du feu. Jordan revient sur scène et s’appuie brièvement contre la rambarde du podium, comme pour prendre la mesure du monument qu’il s’apprête à bâtir avec ses musiciens. Il n’a vraiment pas choisi la facilité : la Septième de Bruckner requiert une science d’architecte pour construire ses quatre gigantesques mouvements sans s’enliser dans les nombreuses ruptures qui parsèment un discours fait de progressions subtiles, de lignes instrumentales enchevêtrées, de motifs savamment articulés.
Jordan déroule le fil de son interprétation et s’extirpe de ce labyrinthe avec une aisance confondante. Il y aura bien quelques micro accidents de parcours mais ils sont vite oubliés devant l'intelligence avec laquelle le maestro guide ses troupes. Les tempos et leurs multiples variations, les dynamiques et leurs progressions infimes, les équilibres et leurs changements : Jordan veille à tout avec une grande clarté, sans un geste plus haut que l’autre, de sorte qu’on a l’impression de visiter la partition comme un vaste édifice gothique parfaitement mis en lumière. Et si le maestro s’amuse parfois avec les départs très rapprochés dans le scherzo, il n’est pas de ces chefs qui veulent montrer inutilement leur virtuosité au public ; il se montre d'ailleurs tout à fait capable de lâcher la bride, comme quand il laisse s’exprimer librement la flûte solo (rayonnante Silvia Careddu) là où la partition l’invite à s'extraire de la masse.
Face à son futur directeur musical, le National fait front avec un investissement et une application exemplaires, emmené par une Sarah Nemtanu survoltée au poste de violon solo, qui transmet à son pupitre une énergie formidable. On pourrait certes noter quelques détails perfectibles : les contrebasses manquent çà et là de cette densité granuleuse qu’il faudrait pour asseoir la sonorité de l’ensemble, les archets des cordes sont parfois dépareillés, les cors excentrés sonnent de temps à autre un peu trop détachés du reste des troupes… Mais on aurait tort d’y accorder de l’importance : cette Septième de Bruckner est moins un aboutissement que le point de départ d’une aventure dont on a hâte de connaître les prochains épisodes. Ce soir, un grand chef est à nouveau chez lui à Paris, et le National a de très belles années devant lui.