La Philharmonie de Paris avait ovationné l'Orchestre royal du Concertgebouw d'Amsterdam l'an passé. Menés par Myung-whun Chung, les musiciens amstellodamois font le pari, pour leur retour Porte de Pantin à l'occasion d'une tournée européenne, de la dramatique et poignante Septième Symphonie de Bruckner. La sonorité toute en finesse de la phalange rendra-t-elle justice à la monumentalité de ce sommet de la musique romantique ?

Mais c'est d'abord une formation réduite de l'orchestre qui ouvre le bal, dans le Concerto pour piano n° 17 en sol majeur de Mozart avec, pour le servir, le grand pianiste américain Emanuel Ax, qui ne fait pas si souvent halte sur nos scènes françaises. Le musicien sert la partition avec bon sens et sagesse. À 74 ans, le voilà qui touche le clavier avec l'évidence et la simplicité d'un enfant, l'effleurant presque parfois, nous donnant l'illusion que ce ne sont pas des marteaux mais des plumes qui frappent les cordes de l'instrument.
Derrière cette simplicité, un principe de déclamation élémentaire : en jouant sur ce ton confidentiel, plus chambriste que soliste, le voilà qui nous force à écouter, nous embarquant avec lui sur les chemins imaginaires qu'il déroule au fil des notes. Chemins sinueux, parfois, où il faut se glisser avec souplesse ; en témoigne la grâce avec laquelle le pianiste laisse tomber ses doigts sur les nombreuses appoggiatures longues du premier mouvement, rebondissant docilement comme des ballons chargés d'hélium. De curieux choix d'articulation dans le tracé des basses, que l'on pourrait croire fantaisistes s'ils n'obéissaient pas à une même logique rigoureuse de la première à la dernière note, achèvent de montrer la poésie d'un artiste épicurien, qui rappelle par son état d'esprit et la douceur de sa pensée le regretté Menahem Pressler.
Avec lui, l'Orchestre du Concertgebouw fait preuve de discipline mais – heureusement – jamais de sérieux. Il faut regarder comme l'alto solo, Frederik Boits, laisse gambader ses croches d'accompagnement, avec malice et réjouissance. Ou comme la flûte solo, Kersten McCall, fait parler son splendide instrument (un nouveau modèle en bois) d'une sonorité ronde et chaude, avec l'intensité et la suavité d'une voix de basse.
Le constat sera le même dans la Septième de Bruckner. Il faut imaginer l'orchestre comme une forêt constituée de dizaines d'essences différentes. On passerait bien toute la symphonie à contempler, à palper la sonorité délicatement ciselée de chacun des pupitres ; mais ce serait oublier de considérer l'ensemble. Car l'orchestre joue et réagit comme une formation de musique de chambre, avec la précision dans le nivellement sonore d'un ingénieur du son. Écoutons seulement ces instants d'étourdissement sonore où les cuivres, l'air de rien, submergent la masse des cordes pour prendre dans l'oreille des auditeurs la première place ! Deux atouts majeurs guident l'orchestre : une science consommée des nuances (les cordes n'hésitent pas à jouer un piano très riche, par exemple, pour accompagner au mieux les cuivres qui ne doivent pas dépasser le mezzo forte), et le talent de Myung-whun Chung.
L'art de Chung est fort singulier dans l'actuel paysage de la direction d'orchestre. Ses mouvements sont souvent un peu secs, peu amples, le chef prenant parfois appui sur son estrade en arrêtant de battre. Sa façon de fédérer ne passe pas par la noblesse d'un geste mais plutôt par un minutieux travail conçu lors des répétitions, en amont. « C'est quelqu'un qui parle beaucoup, mais en nous emmenant musicalement toujours exactement là où il veut nous emmener », nous confiera un musicien de l'orchestre après le concert. Un geste mahlérien, d'une déférence presque viennoise, anime les passages les plus miroitants de la symphonie, comme l'extraordinaire solo des violoncelles qui ouvre le premier mouvement, ou le trio du scherzo. Dans le finale, le chef déroule inexorablement un discours minutieux et pensé au plus haut degré, déconstruisant la monumentalité de l'orchestre brucknérien pour rendre au texte la force de ses ruptures, évoquant la figure de Sisyphe, dans un geste qui développe une esthétique de l'inassouvi.
Le concert est un coup de maître pour la phalange amstellodamoise, pour qui la sonorité lumineuse se conjugue, comme par enchantement, avec une vision intellectuelle très construite de ce sommet du romantisme allemand, lui ôtant sa pompe écrasante sans lui retirer sa force solaire et rayonnante : y avait-il meilleure manière pour Chung et cet orchestre de tout premier plan de célébrer les deux siècles de la naissance d'Anton Bruckner ?