Œuvre caricaturée ou caricaturale ? Une chose est sûre, les Carmina Burana de Carl Orff ne jouissent pas d’une très bonne presse auprès de l’intelligentsia musicale, laquelle reproche à son compositeur une manière peu subtile dans son traitement de l’orchestre et pompière dans celui des chœurs. Paradoxalement, les trois premières minutes de cette cantate profane sont parmi les plus connues et appréciées du grand public, qui y entend quelque référence épique ou apocalyptique – sans nécessairement savoir que ce célèbre « O Fortuna » se rapporte explicitement à Fortune, déesse du destin dont la fameuse roue est représentée en frontispice des Carmina Burana, recueil médiéval de chants profanes et religieux qui apportera à l'œuvre d'Orff sa matière musicale première et son titre. Voilà par quelle rente – trois minutes – subsiste encore le nom de Carl Orff ; on exagère, mais à peine. Souligner l’intérêt de cette musique parfois sous-estimée et soutenir l’intérêt du public pendant la petite heure que dure son exécution représentent alors les deux défis majeurs qui incombent aux interprètes.

Ce soir au Théâtre des Champs-Élysées, cela commence plutôt mal. Bien sûr le latin énigmatique dans lequel s’exprime la masse vocale des chœurs de Radio France, tantôt s'époumonant tantôt chuchotant, et le raz-de-marée infligé par l’implacable machine orchestrale du National de France dans le « Fortuna Imperatrix Mundi » ne laissent personne indifférent. Et si l’idée d’interpréter de façon similaire l’introduction et le finale de l’œuvre est intelligente (après tout, la roue de Fortune célébrée par le texte tourne jusqu'à conclure son cycle là où il avait commencé), sa réalisation est moins heureuse : le tempo très hâtif employé par Kazuki Yamada et la surenchère de décibels qu’il déploie ne sont pas propices à installer l’œuvre dans la durée et préparent mal l’auditeur au « Primo vere » à venir. Le retour du « O Fortuna », une heure plus tard dans le finale, sera donc nettement plus convaincant.
Entre ces deux apparitions, la partition de Carl Orff s’attarde tout d’abord sur les joies qu’apporte le printemps et son « Soleil [qui] chauffe tout ». Mais là encore, que ce soit dans la première ou la seconde saynète, l’enchaînement des huit numéros que constitue cette première partie est à oublier. Tandis que le volume sonore reste généralement excessif, dans « Au printemps », pour exprimer l’engourdissement hivernal et la renaissance de la vie qui doit lentement refaire surface, on est stupéfait de constater si peu d’amusement de la part des musiciens. Trop tenue, trop brouillonne, trop désincarnée, la seconde saynète (« Sur le pré ») l’est dès sa « Danse » introductive, en témoigne l’absence de spontanéité et de naturel du solo de flûte. Outre l’ennui palpable qui achève de le gagner, l’auditeur reste coi devant la léthargie du National !
Il faudra finalement compter sur l’infaillible énergie du chef et des forces vocales pour parvenir à dérider un peu la phalange dans les frasques de la deuxième partie, « À la taverne ». Malgré le choix questionnable – car nettement moins comique – d’utiliser un contre-ténor en lieu et place du falsetto de ténor dans l’« Olim lacus colueram », on peut compter sur Matthias Rexroth pour employer un sens théâtral tout à fait bienvenu après cette morne première partie, jouant avec fantaisie son rôle de cygne rôti en broche. Déjà bon conteur dans la première partie, Ludovic Tézier apporte lui aussi un peu de relief : en ce moment Germont à Bastille, le baryton est trop puissant pour le TCE mais son incarnation flegmatique de l’abbé ivrogne est plutôt comique.
Par contagion, le Chœur de Radio France, qui jusque-là ne brillait ni par ses timbres ni par sa précision, trouve un second souffle dans l’entraînant « In taberna quando sumus », chanson paillarde des plus grisantes qui apporte enfin un peu de couleur à l’orchestre. Grâce à la pureté du soprano de Regula Mühlemann et au timbre viril de Tézier, les vers courtois – fort suggestifs – du « Cour d’amours » final concluront sur une note également plus positive ces laborieuses Carmina Burana.
Avant l’entracte, la Suite n° 2 de Bacchus et Ariane donna plus de satisfaction, de la part de Yamada comme du National. Certes la lecture très homogène du chef ne permit pas de souligner tout ce que la partition d’Albert Roussel contient de raffinements et de subtilités, mais son approche narrative et énergique aura suffi pour apprécier, du « Réveil d’Ariane » à son « Couronnement », toute la tension de cette pièce.