Tout à l'heure, le soleil couchant, réchauffant les grands platanes qui ceignent le parc du Château de Florans, les réveillera, mais pour l'instant les cigales la bouclent. Il est 20 heures, les micros de France Musique sont suspendus sous la conque blanche qui a vu passer tant et tant de pianistes, d'orchestres, de chefs, de chanteurs, de formations de chambre depuis 1981 que ceux qui s'avancent d'un pas plus ou moins décidé pour rejoindre leur clavier ont le cœur qui bat la chamade : le Festival international de piano de La Roque d'Anthéron a une histoire faite de grands débuts, d'adieux déchirants, d'échecs discrets, de rencontres inoubliables.
Ce soir, celui qui s'avance d'un pas pour le coup rapide et léger connaît les lieux. Jonathan Fournel est déjà venu ici, mais son tout récent Premier Prix au Concours Reine Élisabeth de Belgique a d'un coup pointé les projecteurs sur ce jeune homme de 28 ans pour qui il faudra bientôt savoir rester fidèle à ceux qui ont cru en lui depuis des années, tout en acceptant les invitations lointaines qui l'éloigneront insensiblement du public des petits festivals et séries moins prestigieuses, s'il n'y prend garde. Gisèle Magnan est le mentor de Fournel qu'elle suit depuis ses 13 ans. La fondatrice des Concerts de poche, disciple de Vlado Perlemuter et de Jean-Rodolphe Kars, est un professeur qui n'a pas son pareil pour aider un pianiste à trouver le chemin de la musique qui s'immisce entre les portées. Mais professeur qui n'en a pas fait son métier qui est le même que celui de René Martin qui invite les artistes à La Roque : faire jouer des musiciens et inventer les points de rencontre entre eux et le public, en des lieux divers et pour des publics divers.
On pense à tout cela quand Fournel pose ses mains sur un Steinway magnifique pour jouer l'Andante spianato et Grande Polonaise op. 22 de Chopin qui ouvre son récital. Il ne fait rien de ce que l'on attend et pourtant on est happé par sa manière. « Andante spianato » ? Il joue bien « andante », « allant » mais un peu plus vite peut-être qu'à l'accoutumée. Mais pas du tout « spianato », « plat », « étale », sans chercher donc à faire trop de nuances. Fournel articule, colore, varie les couleurs et les attaques, chante d'une voix agile, souple comme une liane, avec un timbre lumineux et blessé tout à la fois. C'est admirable, car si l'on est surpris on est convaincu qu'il a raison, lui, et pas la tradition. La Grande Polonaise est un feu d'artifice pianistique. La virtuosité, l'esprit, l'élégance, la variété d'articulations, d'inflexions de Fournel sont un hommage au bel canto des Malibran, Jenny Lindt et Pauline Viardot que Chopin a tant aimées. Et dans le même temps, le pianiste n'a pas son pareil pour faire sonner les parties habituellement dévolues à l'orchestre dans la version avec accompagnement de l'œuvre, avec une ampleur, une largeur de sonorité impressionnantes, jusqu'à faire sonner les basses comme dix contrebasses attaquent à l'unisson. Magnifique !
La Troisième Sonate du compositeur est une tout autre histoire. Fournel attaque le premier mouvement d'une allure ferme immédiatement adoucie par une variété de nuances dynamiques et de couleurs dont la sophistication passe inaperçue tant son jeu est naturel, spontané, direct, sensible. Chez ce musicien s'équilibrent à merveille l'instant fulgurant, la construction de longues phrases tenues jusqu'au bout et la volonté de faire entendre le moindre détail polyphonique de ce premier mouvement, pas pour leur faire un sort en donnant un coup de projecteur dessus, non, mais pour que l'addition, la superposition des détails soient les pierres de la fondation sur laquelle l'édifice s'élève à mesure que la musique avance.
Il fait la reprise du premier mouvement, ce qui est risqué, elle conduit sous ses doigts à un développement magistralement conduit et d'une quasi férocité qui ne maltraite jamais le piano. Fournel est un tigre ; il en a la puissance, la majesté, la souplesse, la rapidité, la férocité et l'élégance. Cette clarté polyphonique, cette attention aux articulations nous donneront un trio du second mouvement, un mouvement lent et un finale eux aussi historiques en ces lieux où l'on a pourtant entendu quelques géants dans cette œuvre. Pour finir, les Variations et fugue sur un thème de Haendel de Brahms. Fournel les prend avec une articulation très légère et vive, des tempos allant, une vraie technique pianistique qui vous fait oublier le piano pour évoquer les couleurs d'un orchestre imaginaire, des éclairs électriques les zèbrent autant que des couleurs fondues les irisent. Quand le pianiste attaque la fugue finale avec une joie rayonnante, une allure irrésistible et une transparence contrapuntique ahurissante, on est nous-même au comble de l'extase ! Le public lui fait un triomphe. France Musique a immortalisé cette soirée qui sera diffusée le 5 août à 20 heures.