Dans l'entrée de la Philharmonie, on se bouscule, on reconnaît et salue des amis, presque un peu honteux d'être aussi nombreux pour assister à un concert dont on pressent qu'il ne sera pas ordinaire. On sait depuis longtemps que Daniel Barenboim est très malade – il a annoncé en février dernier être atteint de la maladie de Parkinson – donc on a été surpris d'abord de le voir annoncé au programme de la Philharmonie, et encore plus à la tête de l'Orchestre de Paris qu'il n'a plus jamais redirigé depuis la fin de son mandat de directeur musical en 1989.
C'est d'abord une immense et légitime émotion qui fait se lever tout l'auditoire de la grande salle Pierre Boulez dès que la frêle silhouette de Daniel Barenboim apparaît à gauche de la scène où l'attendent l'Orchestre de Paris et son nouveau premier violon solo, Sarah Nemtanu. Une chaise haute a été positionnée à côté du podium du chef, mais celui-ci, après s'être avancé à pas comptés, n'en aura pas besoin, se tenant droit, un peu figé, face à des musiciens qui, pour la très grande majorité, n'ont jamais joué sous sa direction.
Barenboim pour ce retour, qui sonne en même temps comme un adieu à l'Orchestre de Paris, a choisi deux symphonies de Beethoven. Le maestro n'a jamais eu la réputation d'être un grand chef beethovénien – si tant est que ce concept ait une quelconque validité ! – mais que ce soit avec la Staatskapelle de Berlin ou avec le West-Eastern Divan Orchestra, il s'est régulièrement confronté au corpus des neuf symphonies de Beethoven. Celles-ci ont l'avantage de supporter toutes les interprétations pour peu qu'il y ait une vision, une direction, une pensée et, ajoutons dans le cas de Barenboim, chef et pianiste, une science de la partition.

La promenade à laquelle Barenboim va nous convier n'est sans doute pas celle du jeune homme tout empli d'impressions joyeuses – comme le suggère le titre du premier mouvement de la Symphonie « Pastorale » – mais plutôt celle de l'homme recru d'épreuves qui parcourt une dernière fois les chemins heureux de sa vie. Les tempos sont alentis – comme l'étaient ceux de Klemperer au soir de sa carrière – mais pourtant rien ne traîne, ne s'étale, alors que les musiciens de l'Orchestre de Paris jouent dans la plénitude de leur sonorité.
Barenboim évidemment dirige par cœur, semblant parfois comme étonné par la beauté, la cohésion que lui offrent ses partenaires de jeu. L'orage du quatrième mouvement n'est pas le plus spectaculaire qui soit, il est plus évocation que restitution, mais il procède avec naturel de la fête paysanne qui précède et il conduit surtout à un dernier mouvement qu'on ne peut s'empêcher de percevoir comme une action de grâce du chef lui-même envers tous ceux qu'il a croisés durant une si longue carrière. Bouleversant !
En seconde partie, la Septième Symphonie ne repose pas sur les mêmes enjeux. Pas de « programme » contrairement à la Pastorale, sauf cette « apothéose de la danse » qu'y voyait Wagner. Comme si le concert avait une vertu régénératrice, euphorisante sur le vieux chef, Daniel Barenboim va la diriger d'une traite, enchaînant les quatre mouvements, comme les quatre volets d'un même élan, d'une même force vitale. De nouveau, on pourrait imaginer tempos plus alertes, en particulier dans le premier et surtout le dernier mouvement, dirigés par certains chefs comme une inexorable course de vitesse. Et pourtant, Barenboim et ses musiciens en état de grâce nous livrent une vision organique, d'une densité incroyablement creusée. L'ineffable sourire qui se lit sur le visage du chef, qui paraît soudain rajeuni, la reconnaissance prolongée que lui témoignent musiciens et public debout, concluent un moment d'histoire qu'on n'est pas près d'oublier.