Le troisième œil des programmateurs a des capacités divinatoires troublantes : le jour où le pluviomètre français déborde à cause de la dépression Kirk, l'Orchestre de Paris nous emmène au pays de la mousson. Avec la Perse et la Chine, c'est en effet d'Inde dont il est question dans la première mélodie de Shéhérazade de Ravel, cette « Asie » nimbée d'orientalisme fantasmé qui émane des vers de Tristan Klingsor.

Stanislav Kochanovsky dirige l'Orchestre de Paris © Mathias Benguigui / Pasco And Co
Stanislav Kochanovsky dirige l'Orchestre de Paris
© Mathias Benguigui / Pasco And Co

La soprano sud-africaine Golda Schultz interprète le recueil en alliant hédonisme sonore et attention au texte. Son timbre agréable au vibrato large et généreux, enveloppant et rayonnant à la fois, remplit la salle de la Philharmonie de Paris avec une grande variété de couleurs. Sa diction n'est pas des plus précises, mais on entend parfois des mots parfaitement distincts, souvent au bon moment pour expliciter un changement d'atmosphère comme le sombre « assassins » de la première mélodie. On comprend donc assez peu le texte, mais les intentions artistiques compensent cette lacune, allant même jusqu'aux frontières du chanter-parler pendant la troisième pièce (« Mais non, tu passes »).

La partition de Ravel, délice de subtilités, participe à la création de ces ambiances. L'Orchestre de Paris la sert idéalement en explorant les richesses de la nuance piano, tant individuellement avec des solos de vents parfois à peine murmurés que collectivement à l'image du tapis aérien des trémolos de cordes. « La Flûte enchantée » est un moment de temps suspendu où l’on plonge dans l’enivrante sonorité de la flûte onirique de Vincent Lucas, qui emporte au loin une salle captivée. Attentif au volume sonore global de l’orchestre, Stanislav Kochanovsky permet à la chanteuse de ne jamais subir l’accompagnement mais sa battue semble très préparée, peu à même de réagir en direct aux événements : peut-être cette gestique solfégique est-elle la cause du léger ennui ressenti pendant « L’Indifférent » à la fin de l’œuvre.

En ouverture du concert, l’orchestre nous avait déjà fait voyager avec La Princesse lointaine de Tcherepnine. On trouve dans cette page tous les ingrédients d’une bonne musique de film : quelques phrases en suspension parées de gammes pentatoniques pour bien faire comprendre que l’histoire se déroule au loin en Orient, un thème lyrique à souhait pour une potentielle romance et un thème plus rythmique car il faut une bonne dose d’action dans tout film qui se respecte. Avant une œuvre de Ravel en forme de film d’auteur raffiné, cette ouverture faisait figure de blockbuster à la Indiana Jones. C’est dans les passages romantiques que l’Orchestre de Paris impressionne le plus, avec un quatuor à cordes ultra lyrique exaltant les passions de la partition.

Après l’entracte, changement de ton avec le drame psychologique qu’est la Symphonie n° 5 de Tchaïkovski. Stanislav Kochanovsky en propose une interprétation entre bonnes idées et routine. On apprécie sa proposition narrative au début de l’œuvre : les plaintes sont énoncées de plus en plus lentement, en prenant le temps de respirer entre les phrases sans s’appesantir outre mesure, comme un vieil homme qui soupire. Toute la suite s’attachera à dépeindre les états d’âme de ce dernier. Songe-t-il à sa propre mort à la fin du premier mouvement, lors duquel les cordes graves ronflent sous les éclats de cuivres, à la manière d’une marche funèbre ?

De l’« Andante » on retiendra également le soin accordé à l’introduction : le chef creuse le son d’un choral de cordes graves qui prolonge cette ambiance funèbre. Le passage du thème aux violoncelles, de plus en plus enfiévré, sans ralentir comme on l’entend souvent, est également probant, comme si le héros ressassait sans relâche un événement marquant. Au moment où retentissent les trompettes du destin à la fin de ce deuxième mouvement, on se surprend cependant à sortir d’un certain ennui, comme à la fin du premier mouvement, sans doute dû à un choix de tempos relativement lents.

Peut-être a-t-on également envie d’un peu de gaité dans ce monde de souffrance et de regrets. Les deux derniers mouvements, joués enchainés comme l’étaient les deux premiers, arrivent à point nommé. Les musiciens en proposent une interprétation très lisible : on suit aisément aussi bien les relais de thèmes et les jeux de questions-réponses que la structure d’ensemble de chaque mouvement. Virtuose, l’orchestre ne semble pas gêné par la pluie de notes qui conclut l’œuvre : de quoi préparer le spectateur au déluge qui l’attend dehors depuis le début du concert.

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