Aline Piboule entre en scène auréolée des multiples récompenses reçues pour chacun des disques qu'elle a publiés et particulièrement le tout dernier, consacré à une anthologie du piano fauréen distinguée unanimement par les presses allemande, anglaise et française. On entend malheureusement bien trop peu souvent cette championne en récital et avec orchestre. Aux Lisztomanias, elle va confronter la musique de Fauré à celle de Liszt. Et comme Piboule est professeur, qu'elle est très curieuse en matière d'éditions et qu'elle est habituée à désosser les œuvres pour ses étudiants, elle va présenter et contextualiser les pièces de son récital, juste avant de les jouer : le public entend immédiatement ce que la musicienne explique. Et ça marche. Confronter Fauré et Liszt n'est d'ailleurs pas le bon mot : plutôt rapprocher, faire se rencontrer, créer des surprises, faire surgir des ambiguïtés. 

Aline Piboule joue avec franchise et détermination. Elle empoigne la Ballade n° de Liszt, l'un des chefs-d'œuvre un peu délaissés du compositeur. Peut-être même avec un brin trop de passion, sans toujours prendre le temps de laisser les phrases et les paragraphes respirer. Mais c'est la première pièce de son récital et commencer par une pièce si dense et complexe dans sa narration est un défi qu'elle relève avec cran. Vient la Ballade de Fauré dans sa version pour piano seul qui avait fait caler Franz Liszt quand le jeune Fauré la lui avait soumise. Elle n'a pas l'air difficile mais, comme tout Fauré, elle n'est pas facile à déchiffrer et reste traître pour la mémoire. Pour les doigts, elle est complexe sur le plan polyphonique, vu que le compositeur y pense déjà à la parure orchestrale qu'il va lui donner. Plus sereine mais pas moins passionnée, Piboule la conduit vers son apothéose avant une conclusion apaisée et rêveuse admirablement amenée. Liszt ? C'est à travers Wagner qu'on l'entend ici, dans un passage qui évoque les « Murmures de la forêt » de Siegfried

Plus on va avancer et plus le rapprochement Fauré-Liszt va prendre une tournure qu'on n'aurait pas imaginée. Passer des Apparitions et Lugubre gondole à la Barcarolle n° 10, des Nuages gris au Nocturne n° 13 est troublant, car la sublime grisaille harmonique du Hongrois répond admirablement à celle du Français qui n'a pas son pareil pour détruire lui aussi le langage tonal classique par la modalité et des frottements dissonants qui accentuent le caractère douloureux, farouche, d'une musique elle aussi ouverte sur l'avenir. L'interprète, comme libérée de toute tension, s'efface derrière ce qu'elle joue avec maîtrise, intensité, et une concentration oublieuse du monde qui l'entoure, tellement en situation pour ces pièces. On espère réentendre Piboule rapidement.

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L'Ensemble Aedes aux Lisztomanias
© Yvan Bernaer

Une autre grande surprise nous attendait pour le grand concert du soir, avec l'Ensemble Aedes. Nous n'avions jamais entendu le Requiem de Fauré dans sa version juste accompagnée par l'orgue et encore moins imaginé qu'on puisse le donner après Via Crucis de Liszt, l'œuvre la plus nue qu'on connaisse avant celles de Kurtág, un autre Hongrois, et celles du Catalan Mompou. L'œuvre y perd le caractère mondain, très « église de la Madeleine », de ses deux versions pour orchestre – avec violons et sans violons. Plus de draperies, plus d'encens capiteux, nous voici dans une petite église romane berrichonne, pour un mysticisme sans théâtre.

C'est tellement troublant et tellement fort. Jusqu'à ce « Pie Jesus » et ce « Libera me » où l'emphase de la soprano (Roxane Chalard) et du baryton (Mathieu Dubroca) cèdent le pas devant une humilité qui nous avait déjà fait oublier le temps pendant les quarante-cinq minutes des quatorze stations du Christ que Liszt « fait mourir » comme une bougie s'éteint peu à peu.

Christophe Durant, Mathieu Romano et l'Ensemble Aedes aux Lisztomanias © Yvan Bernaer
Christophe Durant, Mathieu Romano et l'Ensemble Aedes aux Lisztomanias
© Yvan Bernaer

Scénographiés par un jeu de lumières sépulcrales, l'Ensemble Aedes, leur chef Mathieu Romano et l'organiste Christophe Durant apparaissent et disparaissent sur scène sans que s'effiloche le fil ininterrompu d'une narration dont l'intensité naît d'un chant quasi désincarné, dont l'homogénéité efface les tessitures pour une épure qui renvoie au grégorien tels que que Liszt et Fauré ont pu le connaître en le voyant renaître en leur temps – et dans la prononciation latine française en usage jusqu'au début du XXe siècle qui lui donne son rythme. En bis, le Cantique de Jean Racine chanté depuis les grandes allées de l'Équinoxe produit un effet merveilleux sur le très nombreux public enthousiaste. 


Le séjour d'Alain a été pris en charge par les Lisztomanias.

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