Mettant en scène les badinages d’un trio amoureux sous les lumières électriques d’un court de tennis, Jeux se veut, selon les mots de son chorégraphe Vaslav Nijinski, une « apologie plastique de l’homme de 1913 ». Répondant au cahier des charges imposé par les Ballets russes de Diaghilev, la musique de Claude Debussy sert de façon moins évocatrice qu’illustrative cet argument, ce qui ne l'empêche pas d'être résolument moderne. Par son enchaînement soudain des tableaux, par ses contrastes abrupts, par sa vivacité explosive, le parti pris par Cristian Măcelaru en ce jeudi soir dans l'Auditorium de la Maison de la radio semble être celui de combler l’absence de mise en scène par une tension narrative et dramaturgique exacerbée.

Cristian Măcelaru, l’Orchestre National de France et le Chœur de Radio France © Orchestre National de France
Cristian Măcelaru, l’Orchestre National de France et le Chœur de Radio France
© Orchestre National de France

Comme pour recréer la lumière artificielle des projecteurs électriques, l’Orchestre National de France adopte des timbres transparents et crus qui éclairent sans mystère ce foisonnement d’épisodes : le rebond des balles de tennis, les pleurs de la jeune fille délaissée, la danse sensuelle et évocatrice du trio (ici étrangement virile et martiale) sont ainsi dépeints sans la moindre zone d’ombre et projettent l’auditeur à même la scène. Bien menée de bout en bout, la direction de Măcelaru peine néanmoins à apporter la souplesse nécessaire à la fusion des couleurs et à la fonte des timbres entre eux, privant l’arrière-plan sonore de sa délicatesse et procurant l’impression d’un patchwork assemblé. Soulignons tout de même le caractère ingrat de cette musique dont la profusion d’évènements peut rendre décousue l'exécution sans l’appui d’une mise en scène.

En seconde partie de concert, l’Orchestre National de France enchaîne les deux suites tirées de Daphnis et Chloé. Également commandé par Diaghilev, ce ballet est l’occasion pour Maurice Ravel de peindre la Grèce antique de ses rêves en une large fresque, dont les deux suites reprennent l’intégralité des deuxième et troisième parties – à l’exception de la Danse suppliante de Chloé. Introduite par des cordes trop uniformes pour figurer la lumière irréelle du Nocturne, la Première Suite décolle finalement à l’apparition angoissante et mystique du camp des pirates. Le Chœur de Radio France se fait alors précis, dynamique, aérien, compensant en partie sa présence dans la salle plutôt qu’en coulisses, comme l'indique Debussy. De plus en plus animée dans l’Interlude, la direction de Măcelaru chauffe l’orchestre jusqu’à atteindre l’apogée incandescent de la Danse guerrière qui, judicieusement préparé par le chef, atteint des proportions straussiennes digne de la Danse des sept voiles de Salomé. Mordante, acérée, corrosive, cette danse conclut ainsi la Première Suite dans un déluge sonore orgiaque, juste et maîtrisé.

On regrettera donc que la Deuxième Suite n’aboutisse pas à ces niveaux d’évocation et d’incarnation. Le soleil du Lever du jour atteint bien vite son zénith et étouffe les scintillements orchestraux d’une chaleur de plomb : on est bien en Grèce, mais à Athènes en plein mois d’août. L’orchestre prend ici des proportions trop colossales pour donner à entendre toutes les subtilités, tous les miroitements de la partition, et prépare mal la Pantomime centrale : prise de façon rectiligne, cette page plonge difficilement l’auditeur dans l’univers onirique des aventures de Pan et Syrinx. La Suite se conclut dans une Danse générale éclatante, métallique et presque martiale dont l’esprit de bacchanale semble laisser place à l’apocalypse d’un Dies irae à la Verdi ; la phalange a beau montrer de belles choses, la substance du ballet semble bien s’être égarée.

Au milieu de ces ballets franco-russes, le public a eu droit en fin de première partie au Poème pour violon et orchestre d'Ernest Chausson – qui remplaçait malheureusement le nettement plus intéressant Troisième Concerto de Camille Saint-Saëns. Prise avec une lenteur tout émotive par Renaud Capuçon et agrémentée de multiples ralentis, l’œuvre s’étire de façon splendide mais maniérée, et finit par tomber dans un sentimentalisme sirupeux. Donnée en rappel, la Méditation de Thaïs tente elle aussi de plonger l’auditeur dans un lit de fleurs bleues, sans toutefois que le charme suranné de cette partition n’opère, tant le langage convenu de Massenet peine à égaler les raffinements de Debussy et Ravel.

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