Après avoir admiré sa façade de pierre triangulaire épousant la pente de sa toiture en tuiles de pays, entrer dans la Grange de Meslay par l'une de ses portes latérales donne chaque fois le sentiment d'abandonner le monde séculier pour accéder à une pénombre propice au recueillement. Posée au beau milieu des bois et des champs en terre tourangelle, cette grange dîmière, dont on dit qu'elle est la plus grande d'Europe, cache bien son jeu : jamais on l'imaginerait si haute, si large, si majestueuse contemplée de l'extérieur. Ses vingt-quatre piliers de chêne sont dressés vers une charpente complexe intacte depuis le XIIIe siècle. Ce sont les piliers d'une cathédrale dont l'autel serait installé non dans le chœur mais là où d'ordinaire s'élève la chaire. Leur hauteur et leur largeur d'au moins cinquante centimètres au carré font qu'ils viennent d'arbres âgés de trois bons siècles quand ils ont été abattus, ce qui nous pousse à penser qu'ils sont nés d'un gland qui a germé vers l'an 900 après Jésus-Christ. Respect.
Il ne s'agit bien sûr pas d'un autel mais d'une large scène sur laquelle les musiciens prennent place dans ce lieu découvert par Sviatoslav Richter en 1963 et où le pianiste soviétique d'origine germano-ukrainienne a créé ce qui est devenu rapidement l'un des festivals de musique les plus courus d'Europe. On y a entendu Dietrich Fischer-Dieskau, Jessye Norman, Richter évidemment, les pianistes Shura Cherkassky, Stephen Hough, Nelson Freire, Maurizio Pollini, le Quatuor Amadeus et tant d'autres venus de Moscou, la violoncelliste Natalia Gutman et son mari le violoniste Oleg Kagan, des jeunes musiciens moscovites pour donner des œuvres parfois mal vues en URSS... Pierre Boulez, Daniel Barenboim sont venus avec leurs orchestres, Elisabeth Schwarzkopf y a chanté, Valery Gergiev y a fait ses débuts en France comme assistant d'Evgeny Svetlanov et Nelson Goerner s'y est fait un blaze en donnant la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven. Il avait 19 ans, remplaçait au pied levé le maître de céans.
Ce soir, justement, Mao Fuijta fait ses débuts à la Grange de Meslay, auréolé par le grand prix qu'il a remporté au Concours Clara Haskil, sa médaille d'argent du Tchaïkovski et par une intégrale discographique des sonates de Mozart dont l'inventivité, la présence, l'effervescence pianistiques ne masquent en rien l'expressivité et les petits et grands drames qui s'y font jour. Anti-académique au possible.

Le jeune homme n'a pas choisi Mozart mais plus révélateur encore, si c'est possible. Et si difficile qu'elles ont disparu des récitals et même des disques : qui joue aujourd'hui les polonaises de Chopin ? Surtout qui ose les réunir en une pleine première partie de récital ? Fujita fait cela et plus encore : il les enchaîne les unes aux autres sans s'arrêter de jouer ou quasi. On n'est pas certain que cela soit pertinent, mais c'est la volonté de ce musicien original qui joue aussi d'une façon qui ne l'est pas moins. Et pour tout dire, c'est la première fois qu'il présente le fruit de son travail et de ses réflexions au public dans ces œuvres.
On aurait beaucoup de peine à dire si oui ou non il prend le bon chemin. Car ses polonaises sont lyriques, de sonorité ravissante, chantées sans brailler, sans être torturées de douleur, finement articulées sans que le métronome se fasse entendre, sans que le pianiste prenne trop de licences non plus. Elles sont libres mais tenues de façon souterraine par un esprit puissant. Parfois, on se dit qu'une affirmation plus grande des rythmes, qu'un jeu plus net, plus clair seraient bienvenus. Et dans le même temps, on admire ce chat qui glisse sur le clavier, sait où il va sans manières, sans afféteries, adepte d'un Chopin finalement très proche de la façon dont ses contemporains ont décrit le jeu du compositeur... fluide et poétique, ne montrant sa force que fugitivement.
Et puis, des Polonaises op. 26, 40, 44, 53 jouées avec la subtilité qu'on met à la Polonaise-Fantaisie et pas les manches retroussées pour en découdre, c'est très bien aussi. De la même façon, Mao Fujita jouera la Sonate de Liszt d'une façon moins mystique, moins combat de forces contraires qu'à l'habitude et que l'œuvre tout de même fait plus que suggérer. Fujita y est lyrique et tendre, virtuose et léger, presque gracieux et souriant parfois, sans emphase ni joliesse, mais sans doute n'y déploie-t-il pas la grandeur attendue dans une œuvre qu'il tient néanmoins de première à la dernière note. Une Sonate de Liszt humaine, lyrique, sensible et intime. Oui, intime.
Le voyage d'Alain a été pris en charge par le Festival de la Grange de Meslay.