Après avoir emmagasiné toute la journée la chaleur de plomb du soleil tourangeau, la Grange de Meslay donne des sueurs froides au spectateur novice. Et si cet ancien grenier à blé fortifié se révélait un véritable four à pain, cuisant à petit feu auditeurs et artiste ? Fort heureusement, la pierre garde la fraicheur, et même si cette dernière fut toute relative, le public respire sans risque de malaise sous la monumentale charpente de bois massif qui donne son cachet à l’intérieur du lieu. Sous les projecteurs, c’est encore autre chose, aussi Nelson Goerner, qui inaugure la 61e édition du Festival de la Grange de Meslay, a-t-il intelligemment anticipé en ne portant pas de veste en plus d’une chemise noire à la thermicité faisant froid dans le dos. Comme quoi le rituel des concerts classiques sait s’assouplir !

Nelson Goerner à la Grange de Meslay © Valentine Chauvin
Nelson Goerner à la Grange de Meslay
© Valentine Chauvin

Le pianiste argentin attaque la Sonate pour piano n° 28 de Beethoven sur le ton de la confidence. Soignant particulièrement les fins de phrases, il prend l’auditeur par la main tout au long d’un « Allegretto ma non troppo » très libre, exposant sans l’imposer un développement dans des tons à dominante feutrée. Originale et convaincante pour ce mouvement, cette atmosphère éthérée qui rappelle les légendes est moins probante dans le reste de l’œuvre. Le « Vivace », sans être bancal, manque d’une certaine assise et d’ancrage dans le clavier, quelques passages finissant en queue de poisson, emportés par le tempo. Les troisième et quatrième mouvements auraient gagné en consistance avec davantage de profondeur de son. Peut-être est-ce là une question d’adaptation à l’acoustique du lieu, dotée d'une réverbération très limitée : une pédale plus généreuse aurait pu donner plus de corps notamment à des aigus un peu plats, mais la sobriété de Nelson Goerner a le mérite d’une clarté formelle et contrapuntique constante.

Le Carnaval de Schumann débute sous les mêmes auspices : un « Préambule » trop timide, une sonorité toujours très définie mais manquant de générosité, et une rigueur rythmique appelant plus de libertés. Le cinquième numéro de cette suite de miniatures arrive alors comme une déflagration. Le pianiste prend pleinement possession du texte, se permet quelques effets rubato d’un goût exquis, se transforme en poète tandis que le son de son instrument se charge d’une puissance suggestive captivante : cet « Eusebius » est un moment de grâce qui marque un point d’inflexion décisif dans l’interprétation de l’œuvre comme du récital. Si c’est dans les pièces plus lentes que Nelson Goerner est particulièrement éloquent (notamment un « Chopin » envoûtant), cette musicalité retrouvée toute en souplesse, combinée à d’imperceptibles variations de caractères selon les numéros, fait merveille jusqu’à l’entracte.

De retour d’une buvette prise d’assaut, l’art de la miniature va s’élever vers de nouveaux sommets, dans les Préludes op. 23 de Rachmaninov. Le Steinway est désormais complètement intégré au lieu : le son s’est arrondi, il est plus plein, Goerner aux manettes s’illustre par une gestion remarquable des plans sonores et inonde la Grange d’un lyrisme qui remplit tout l’espace, même dans les nuances piano les plus subtiles. Un lyrisme tantôt martial et plein d’élan, tantôt d’une douceur à la mélancolie infinie : le pianiste renouvelle la force émotionnelle de chaque prélude. À nouveau, les pièces plus contemplatives sont particulièrement marquantes, mais les numéros plus virtuoses, parfois à la limite de l’étude, bénéficient d’un phrasé enrobant bienvenu. Le silence du public à la fin du recueil est révélateur.

Le public batracien, en revanche, s’en donne à cœur joie. Est-ce pour bercer les grenouilles de la mare de la Grange que les Arabesques de concert sur des thèmes du Beau Danube bleu de Strauss, signées Adolf Schulz-Evler, concluaient le récital ? Pour l'auditeur encore plongé dans le geste russe précédent, le changement radical d’esthétique est troublant, mais Goerner rend tout le pétillant de cette paraphrase aux mille guirlandes de notes. Si un interprète plus espiègle aurait davantage joué avec le rythme de la valse, toujours est-il que les évasions mesurées du pianiste le gardent de tout mauvais goût. L’ovation réservée au musicien après deux bis suspendus (l’Intermezzo op. 118 n° 2 de Brahms puis Les Lilas de Rachmaninov) laisse penser que le public sera au rendez-vous pour les récitals du week-end à venir... 


Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival de la Grange de Meslay.

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