Voici un peu plus de trente ans, un gamin d'une vingtaine d'années arrivait à La Grange de Meslay, près de Tours, pour remplacer au pied levé Sviatoslav Richter. Nelson Goerner avait gagné le Concours de Genève 1990 – ou allait le gagner. Il était inconnu, un peu plus chevelu, mais marchait déjà comme Droopy quand il entrait sur scène, comme il le fait ce soir au Théâtre des Champs-Élysées, invité de Piano 4 étoiles. Cet après-midi de juin là restera à jamais gravé dans la mémoire de ceux qui assistèrent au miracle : un mioche jouait la Sonate « Hammerklavier » de Beethoven d'une façon admirable formellement et spirituellement. Depuis il va son chemin, il joue, est admiré autant qu'il est respecté, enregistre des disques marquants, mais n'occupe pas la place qui devrait être la sienne. Mais c'est une carrière qui se construit sur le temps, à la façon de celle de Claudio Arrau qui, à 53 ans, n'était pas encore l'objet de toutes les attentions.

Nelson Goerner © Marco Borggreve
Nelson Goerner
© Marco Borggreve

À peine assis, Nelson Goerner joue la Polonaise-Fantaisie, le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre de Chopin. Cette œuvre est difficile à unifier dans l'aspect disparate de sa forme fuyante, ni polonaise, bien que le rythme soit respecté, ni fantaisie, chimère d'une improvisation composée – Chopin a toujours une arrière-pensée. Elle atteint en certain épisode rêveur une profondeur quasi mystique qui exige beaucoup du public. Étions-nous à la hauteur ? Nous aurions volontiers inversé les deux parties de ce récital... Toujours est-il que Nelson Goerner joue cette Polonaise-Fantaisie avec une sonorité brillante et griffue mais aussi dense et charnue, sanguine pourrait-on dire, qu'il sait adoucir dans la confidence. Son esprit est toujours en éveil, qui lui permet d'unifier les épisodes, de jouer avec naturel tout en contrôlant tout, en chaque instant.

Debussy suit, et c'est une bonne idée que de le faire voisiner avec Chopin et trois extraits d'Iberia d'Albéniz qui fermeront la première partie de ce récital. Les Estampes de Goerner ne sont ni embrumées, ni trop colorées, ni ne montrent leurs os : traits et couleurs vont de pair, ne se mangent jamais. Le mouvement est toujours là, souterrain dans des Pagodes qui s'ébranlent puis avancent avec une relative lenteur mais avancent mystérieuses, chaloupé dans la Soirée dans Grenade qui devient presque inquiétante tant le pianiste en éclaire doucement les coins les plus sombres, irrésistible dans des Jardins sous la pluie dont les lignes restent claires et l'allure se fait moins aimable, moins jolie qu'habituellement.

Trois extraits d'Iberia suivent donc qu'il vient d'enregistrer intégralement sur disque (Alpha), réussite qui rejoint celles anciennes d'Alicia de Larrocha au début des années 1960 (Warner) puis au mitan des années 1970 (Decca), et de Rafael Orozco au tout début des années 1990 (Valois) pour ne parler que d'eux. Goerner prend Evocación trop lentement à mon sens, lui donne un sentiment trop présent, mais ce legato merveilleux, cette pédale si bien mise, associés à une sonorité dense, profonde et lumineuse, à ce sentiment d'ascèse qui d'un coup saisit l'auditeur convainquent en quelques secondes qu'il a raison. D'autant qu'El Puerto aura la sécheresse de la guitare et du talon qui claque autant qu'un drapeau dans le vent. Goerner passe d'un épisode à un autre, du martelé au rêvé presque plaintif en un éclair fulgurant. Il n'y a aucun embonpoint dans ce jeu. Triana pour finir. Sans doute prend-il cette pièce trop vite, ce qui nous vaudra quelques dérapages. Plutôt que ruser, Goerner affronte les difficultés par la face nord, ne ralentit pas, assume avec intégrité et courage son tempo, avec la joie aussi qu'il y a d'affronter et de triompher de cet amoncellement d'entrelacs polyphoniques et rythmiques exaltants qui laissent pantelant mais heureux. 

Par chance, Nelson Goerner avait choisi d'intercaler les sublimes Variations posthumes dans les Études symphoniques op. 13 de Schumann qu'il joue admirablement, mais dont on ne dira pas qu'elles sont le plus passionnant opus du compositeur, particulièrement le Finale qu'il prend très vite en orchestrant son piano avec une maîtrise que l'on ne connaît qu'à peu de ses confrères : il semble au sommet de la puissance et voilà qu'il décoche un accord plus sonore, plus large, plus cuivré sans jamais sortir un son tapé du piano. Triomphe ! Vite les bis ! Du Nocturne en ut dièse mineur op. posthume de Chopin noté « Largo con gran espressionne », Goerner fait une déploration d'une beauté pianistique irréelle mise au service d'une éthique qui le fait aller à l'essence de la musique. La leggierezza de Liszt pour finir. Elle passe du statut « très vite et tape-à-l'œil » à celui de poème virtuose et lyrique qui va se nicher quelque part entre Debussy et Ravel.

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