Ce soir encore le Théâtre des Champs-Élysées sera quasi plein pour le récital parisien annuel de Nikolaï Lugansky. Dans le hall bondé, deux jeunes pianistes à qui l'on voudrait donner un coup de chapeau car ils sont de ces rares musiciens que l'on croise souvent dans les salles de concert. Tout à l'heure, à la sortie, Jean-Paul Gasparian et Tanguy de Williencourt nous diront toute leur admiration pour un récital qui les a chamboulés.
Lugansky commence par la Sonate en fa majeur KV 533/494 de Mozart. Pas la plus lyrique, la plus mélodique, la plus théâtrale de la série. Son premier mouvement change tout le temps de direction un peu comme chez Haydn, bien qu'il soit très cadré avec ses imitations main gauche-main droite très « bachiennes ». Tandis que le mouvement lent assez nu est marqué par une sorte de sentiment d'improvisation hagarde qui se résout dans un dernier mouvement pas très rapide, un « Allegretto » dont une modulation vous serre le cœur sans prévenir.
Lugansky n'est pas un pianiste historiquement informé. Il manie les archets d'un quatuor à cordes et il chante au fond du clavier, tout en déployant une sonorité douce au legato parfait. Tout chante, mais la manière est austère, parfaite de lignes, de rythmes, de gradations des nuances. Quelques petites fautes montrent justement paradoxalement la somptuosité d'une réalisation détachée du monde qui nous entoure... si intériorisée que l'on comprendrait qu'on puisse ne pas y adhérer. C'est du Mozart d'avant Amadeus, le film de Milos Forman.
Quelle bonne idée d'avoir inscrit cette sonate juste avant « La Tempête » de Beethoven dont les singularités et l'originalité sont celles des fameuses sonates médianes du compositeur. Si tempête il y a, elle est sous un crâne et il convient de la recréer de l'intérieur. Ce que fait Lugansky qui donne l'impression de composer en jouant, tant il avance en poussant les nuances, interrogeant les silences, soignant l'articulation des notes et des phrases, bâtissant avec détermination, et dans un effacement de lui-même admirable, les trois mouvement d'une sonate que Schumann devait beaucoup aimer.
Il ose prendre le finale « Allegretto », et pas trop vite comme tant de ses confères de l'ancien temps – et même du nouveau. Ce tempo lui permet de faire tout sonner et de donner une ampleur à ce qui passe comme un effarement tragique chez Clara Haskil. Qui a raison ? Les deux, car les chefs-d’œuvre ne sont jamais univoques. C'est parfait, intimidant même, comme poli dans un marbre blanc de Carrare. La puissance intellectuelle du pianiste impressionne de plus en plus avec les années qui passent : Lugansky pense la musique et reste naturel, il est original sans jamais attirer l'attention. On parle souvent d'école russe de piano et trois de ses plus parfaits représentants viennent de se produite à Paris. Mikhaïl Pletnev qui s'interpose entre la musique et le public. Alexander Malofeev qui fait des choses que les ligues de vertu réprouvent avec son piano. Ce soir nous avons Lugansky, moine doublé d'un prince : le patron c'est lui.