Le récital d’Ophélie Gaillard impose de suspendre un moment notre présence au monde ; sortir de la chaleur excessive des rues étroites de Montpellier, s’extraire de l’agitation du Festival, plonger dans la musique la plus pure. Contempler un simple tabouret de piano posé sur le proscenium de l’Opéra Comédie, en attendant la musicienne. L’instant d’après, elle est là : robe carmin qui se détache sur la toile de scène d’un rouge sombre, cheveux blonds qui répondent au vieil or du violoncelle Goffriller – un contemporain de Bach, posé au creux de son corps, sans pique. Le décor est posé, les trois premières Suites pour violoncelle seul peuvent résonner.

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Ophélie Gaillard à l'Opéra Comédie
© Dimitri Scapolan

Las, le « Prélude » de la Première nous cueille à froid. Construit comme une grande arche au souffle ininterrompu, il est ici complètement désuni, les phrases hachées, les retards surlignés de manière emphatique. Dans l’« Allemande », comme débarrassée du besoin de prouver quelque chose, Ophélie Gaillard fait chanter son instrument avec une simplicité qui rassure. Elle ajoute à son interprétation quelques ornements subtils. Le tempo de la « Courante », extrême, manifeste sa volonté d’assumer pleinement les contrastes entre les différentes danses qui composent les suites.

La violoncelliste prend son temps pour attaquer le « Prélude » de la Deuxième Suite. Le temps qu’il faut pour une descente intérieure, pour aller chercher au fond de l’âme cette douleur sombre du ré mineur, qu’elle traduit dans le glissement de son archet. Phrasés, nuances, silences, Ophélie Gaillard déploie son talent, les yeux fixés dans le lointain, bien au-delà du fond de la salle. On prend le temps de goûter son sens du vibrato, jamais systématique, rarement dans l’extinction des phrases, plutôt pensé comme un ornement. Les danses suivantes alternent avec une inventivité et parfois une rage de jouer qui stimulent l’auditeur à chaque instant.

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Ophélie Gaillard à l'Opéra Comédie
© Dimitri Scapolan

La Troisième Suite est plus virtuose, légère dans sa tonalité majeure, on respire davantage mais elle nous marquera moins. Heureuse d’être avec nous, dans la ville où vécut une partie de sa famille, Ophélie Gaillard se raconte un peu avant un rappel où sa joie de jouer éclate. Rétrospectivement, on analysera que la régie avait préparé trois niveaux d’éclairage de la salle : tamisé pour la Première Suite, obscur pour la Deuxième, lumineux pour la Troisième, pour un impact certain sur notre perception de la musique.

Dans la demi-heure qui nous sépare du prochain récital, nous remontons le jardin du Champ de Mars vers le Corum. L’eau qui sourd du sol en courts jets nous rafraichit, elle nous prépare aussi : il va nous falloir plonger dans l’univers d’Evgeny Kissin, s’extraire encore un peu plus du monde, tenter de le rejoindre dans son absolu de travail et de perfection. Quand il entre sur scène, il est immédiatement, authentiquement et intégralement à son piano. La salle ? Le public ? Des maux nécessaires. Son programme, un peu alla Richter, mêle Chopin, Brahms et Prokofiev. Mais d’abord Beethoven avec sa 27e Sonate. Kissin pousse à fond le jeu des contrastes comme source de vitalité, en s’appuyant sur une main gauche stable et sûre, qui tient le jeu.

Evgeny Kissin au Festival Radio France Occitanie Montpellier © Luc Jennepin
Evgeny Kissin au Festival Radio France Occitanie Montpellier
© Luc Jennepin

Puis c’est Chopin, pour le second des Nocturnes-monde de l’opus 48. La longue phrase mélancolique est prise avec une infinie liberté, un rubato magnifiquement restitué. Chaque note est littéralement soudée à l’autre dans un legato très poussé. Quel dommage que le pianiste russe ne s’autorise pas davantage de douceur… La partition est avare de nuances, n’indiquant que quelques piano, crescendo et forte dans cette première partie ; or Kissin évolue entre forte et fortissimo. Dans la partie centrale, plus rhapsodique, aucun bloc ne ressemble à l’autre, on se laisse surprendre avec joie. Puis c’est la reprise, et ces trilles infinis, denses, charnus.

Son interprétation de la Fantaisie en fa mineur pose une question : peut-on être modérément enflammé ? Virtuose en retenue ? En quelque sorte, avancer avec le pied sur la pédale de frein ? L’abandon n’est pas dans la nature de Kissin, or le caractère de ces pages réclame un oubli de soi, l’incarnation d’une passion déchirée. On n’y est pas, malgré la perfection du jeu pianistique. Et l’on sort assourdi par le volume de certains passages.

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Evgeny Kissin au Festival Radio France Occitanie Montpellier
© Luc Jennepin

Les quatre Ballades de Brahms sont une œuvre de jeunesse, dont la première au moins est inspirée d’un poème dramatique. En dépit des contrastes de la partition, Kissin les joue dans une sorte de confort sonore, avec une trop grande stabilité qui confine parfois à l’ennui, particulièrement la quatrième qu’il étire démesurément. Autre pièce de jeunesse, voilà Prokofiev et sa Deuxième Sonate. Tout le compositeur russe est déjà présent : le marcato bien sûr, une touche de bitonalité, du lyrisme dans une atmosphère de légende…

Kissin est dans son élément : l’intelligibilité des lignes mélodiques est parfaite, malgré les entrelacements fréquents de l’écriture ; le tempo raisonnable, assez rapide pour maintenir un élan, assez lent pour entendre des liaisons ou des contrechants peu mis en avant, est dosé au millimètre. Ce tempo mesuré n’empêche pas une énergie rythmique implacable, par exemple pour le scherzo et ses croisements de mains impressionnants de maîtrise. Bon, tout cela aurait pu être un peu plus fou, mais enfin on a la finesse, la virtuosité, les contrastes, la puissance, bref on a Prokofiev ! Et le public ne s’y trompe pas : la grande salle du Corum pleine à craquer est debout, elle l’acclame, elle le réclame. Il reviendra.


Le voyage de Thibault a été pris en charge par le Festival Radio France Occitanie Montpellier.

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