Quelle bonne idée que de programmer Foules de Pierre-Octave Ferroud, critique musical et compositeur mort l'année du Front Populaire, à l'âge de 36 ans dans un accident de la circulation en Hongrie. Il était sur le chemin de Bucarest où il rendait visite à son ami le chef d'orchestre George Georgescu, le « Furtwängler roumain ». Du temps qu'il était à la tête de l'Orchestre National de Lyon dont il aura fait un ensemble dont les qualités n'ont pas failli depuis, Emmanuel Krivine avait consacré tout un disque à ce compositeur vraiment injustement négligé, auquel Francis Poulenc a dédié ses Litanies à la vierge noire.

Ce soir, le patron du National a choisi Foules, une pièce rutilante, dont l'orientalisme et la sauvagerie font plus encore penser à Florent Schmitt qu'à Igor Stravinsky par les fulgurances d'une écriture et d'une orchestration qui font sonner l'orchestre avec une puissance évocatrice qui s'imposerait encore mieux si l'Auditorium de Radio France n'avait cette acoustique éprouvante dès que la nuance fortissimo est atteinte : le son sature, les cuivres écrasent les cordes, les contrebasses deviennent empâtées.

Rançon de la proximité des auditeurs avec la formation, dans une salle beaucoup trop petite pour supporter les assauts de puissance d'une telle œuvre. Cependant, l'Orchestre National joue admirablement, avec un quatuor à cordes dont la densité, la plénitude et la présence font d'autant plus plaisir qu'il fut un temps, assez lointain maintenant, où chez eux l'absence de vibrato n'était pas une forme de rhétorique mais une mesquinerie insupportable. Vents et percussions s'en donnent à cœur joie.

Vient Béatrice Rana, 25 ans, Premier Prix du Concours de Montréal, Deuxième Prix au Van Cliburn. L'Italienne est déjà embarquée dans une carrière de premier plan, a enregistré les Variations Goldberg pour Warner et s'apprête à publier The Age Of Anxiety de Bernstein sous la direction d'Antonio Pappano, ce qui est beaucoup moins drôle, cette grande œuvre avec piano obligé du compositeur américain n'étant vraiment pas une de ses meilleures. Pour l'instant, elle est aux prises avec un chef-d'oeuvre : le Troisième Concerto de Prokofiev, une vieille connaissance du National. Rana y est plus concentrée que joueuse, parfois fulgurante, impressionnante à bien des égards tant la beauté renversante de son piano est au service d'une interprétation tout entière soumise à un idéal de maîtrise, d'équilibre. Aucun détail de la partition ne lui échappe ou passe sous le tapis et sa façon percussive sans aucune dureté de faire sonner un magnifique Steinway impeccablement réglé va de pair avec une gradation des nuances, une conscience du son en tant que matière musicale qui sont la marque des grands.

Des regrets ? Sans doute : ce concerto est du meilleur Prokofiev, une œuvre qui se signale par un esprit vif, une espièglerie, un lyrisme sans emphase, un esprit français qui ne sont pas loin par l'esprit du Concerto en sol de Ravel d'une bonne dizaine d'années postérieur : tout ici est jeu entre le piano et l'orchestre, entre les pupitres qui ont fort à faire et le font ce soir très bien mais semblent bridés, « carréifiés » par la manière anguleuse d'Emmanuel Krivine qui dirige trop, tout le temps et ne permet pas assez à la soliste de se libérer de son joug. Pas à l'orchestre non plus, d'ailleurs. Il faut savoir laisser la bride sur le coup des musiciens, être là pour mettre ensembles des artistes qui savent. Béatrice Rana qui devrait être celle vers qui les regards se tournent, qui devrait mener la danse, est dans le rang.

Krivine lui demande de jouer un bis en lui montrant la banquette du piano, elle joue le 13e Prélude de Chopin avec un cantabile de rêve, une sonorité à se damner et une rigueur adoucie par l'effacement d'une barre de mesure pourtant respectée, puis la « gigue » qui conclut la Première Partita de Bach avec une virtuosité ailée qui rappelle par sa spontanéité un peu le jeu de Rosita Renard, la grande pianiste chilienne disparue il y a près de soixante-dix ans et par sa sonorité mate et précise Dinu Lipatti. Rana ne joue pas moins bien que ces deux illustres pianistes du passé.

La Cinquième Symphonie de Tchaïkovski pour finir. Comme dans la pièce de Ferroud et dans le concerto de Prokofiev, l'acoustique de l'Auditorium de Radio France va faire ses siennes : elle écrase les dynamiques, les cuivres mangent les violons, les altos et les violoncelles dès qu'ils jouent fort et ils ont de nombreuses occasions de le faire, surexpose les contrebasses : les musiciens ne sont pas responsables de cela. Du tout même. Krivine a une grande expérience, il a dirigé dans tant et tant de salles, jusques et y compris dans l'épouvantable Auditorium Maurice-Ravel de Lyon (refait depuis) dont il disait que « Parking sonnaient mieux », il pourrait intégrer cette donnée, contrôler les équilibres plus que, là encore, diriger tout le temps. Ses gestes sont anguleux, « verticaux », tout en étant à la recherche d'une expression intense, étrange mélange qui finit par donner une lecture compacte et massive, succession d'épisodes auquel manqueraient cette lame de fonds qui emporte tout et ce grand espace sonore dont les trois pièces données ce soir ont besoin pour se déployer dans le temps et l'espace. Mais que le National joue bien, se donne à la musique et à son chef sans ratiociner !

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