Pour se rendre au Palais des Festivals de Bayreuth, il faut suivre une simple route bitumée comme on en connaît tant. Quelques indices nous aident à garder le cap : après avoir emprunté la rue des Nibelungen, dirigez-vous vers l'allée Siegfried Wagner – justement située entre la rue Parsifal et la rue Tristan. Et puis le temple apparaît : édifice hors du temps, où quelque chose de mystique semble se produire, et pourtant donnant sur une départementale où caracolent taxis et autobus. Mais la fanfare des cuivres annonce, comme il est de coutume, le début de la représentation depuis le balcon du théâtre, en énonçant les leitmotive de l'œuvre à venir – en l'occurrence, Parsifal. On se hâte dans cette salle de légende à la décoration sobre et pleine de mystère, alors qu'un simple rideau de toile surplombe la fosse masquée dans laquelle, on s'en doute, s'affairent déjà les musiciens. Le noir se fait ; le rideau s'ouvre.

<i>Parsifal</i> à Bayreuth &copy; Enrico Nawrath
Parsifal à Bayreuth
© Enrico Nawrath

Musicalement, il n'y aura rien à redire. Si l'on excepte un Pablo Heras-Casado un peu hâtif sur les passages solennels (la Cérémonie du Graal file tant qu'on se demande si Amfortas n'avait pas un train à prendre), l'orchestre est phénoménal de précision et de flamme. L'acoustique miraculeuse du temple de Bayreuth crée comme par magie un équilibre parfait avec le plateau vocal, où la part du lion revient à Georg Zeppenfeld (Gurnemanz), autoritaire et toujours éloquent, l'un des rares à pleinement vivre son personnage scéniquement, il semble chanter presque sans effort, avec une qualité de diction à tout instant proprement démentielle.

Dans le rôle-titre, Andreas Schager trouve dans sa voix une souplesse et une élégance qui lui échappait par le passé. Si on la perd dans les aigus du troisième acte (on soupçonne aussi la fatigue de celui qui chantait Tristan la veille...), elle donne à son personnage une profondeur qu'on ne lui connaissait pas. Le Klingsor de Jordan Shanahan est très convaincant. Sa voix, loin d'être une profonde basse d'outre-tombe, a une agilité et une vivacité qui transcrit à merveille la furie du personnage. On retrouve avec grand plaisir Ekaterina Gubanova, la rondeur de son timbre s'accordant à merveille aux nuances de son jeu de scène, nous offrant une Kundry aux mille facettes.

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Parsifal à Bayreuth
© Enrico Nawrath

Créée l'an dernier, cette production avait alors fait grand bruit. En cause, son dispositif de réalité augmentée imaginé par le metteur en scène américain Jay Scheib. Une vision singulière et bien pensée, dont l'ingéniosité montre néanmoins bien vite ses limites.

Si ce geste est malin, c'est parce qu'il nous incite à voir autrement un opéra qui parle justement de perception. Le meilleur exemple serait Kundry, jamais nommée comme telle, mais uniquement à travers les adjectifs dont l'affublent les Chevaliers du Graal. Male gaze donc, mais pas seulement ; ici, les points de vue sont multiples, et les écrans qui se dressent entre nous et la scène le sont également. Plusieurs caméras sont ainsi disposées sur la scène, et les images directement retransmises sur un écran. Une façon de rappeler que l'art n'est que regard, souvent illusion (« Überall Wahn ! », aurait-on dit dans Les Maîtres chanteurs) et que les relations humaines sont affaire de perception. Ce qui a d'autant plus de sens dans un lieu comme Bayreuth où l'on reçoit une musique dont on ne distingue pas la provenance, la fosse étant couverte : finalement, ce que l'on voit n'existe pas, et certaines choses que l'on ne voit pas existent bel et bien. Le procédé questionne également notre rapport aux écrans, qui montrent ce que l'on dérobe à notre regard ; la caméra filme ainsi la blessure béante d'Amfortas pourtant porté loin des regards, brisant symboliquement la règle de la vue du sang sur une scène de théâtre.

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Parsifal à Bayreuth
© Enrico Nawrath

Reste à pointer du doigt les limites du dispositif : d'abord, les lunettes assombrissent considérablement la scène. Dans certains cas, cela rend très bien (les couleurs vives de la Cérémonie du Graal), dans d'autres cas, la luminosité est si basse qu'on retire les lunettes pour mieux suivre. C'est d'ailleurs le principal défaut du dispositif : l'écran dresse une véritable frontière mentale entre le spectateur, tout occupé à chercher du regard les figures projetées dans la salle, et la scène. Un mot enfin sur les animations elles-mêmes ; si certains motifs sont pleins de sens (les armes du troisième acte, les sacs plastiques), d'autres interrogent, comme ce renard ou ces cieux scintillants qui ouvrent l'opéra. Graphiquement, si certaines sont réalisées avec beaucoup de soin (le serpent, le lapin, la colombe, le cygne), d'autres semblent hélas tout droit sortis d'une bêta d'un jeu Playstation 2.

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Parsifal à Bayreuth
© Enrico Nawrath

Pour le reste, la scénographie est plutôt efficace. Les costumes forment un bel équilibre pris dans leur globalité. Les décors ne font pas toujours dans la finesse (Klingsor qui feint de se masturber devant un énorme glaïeul), mais certains sont d'une nudité glaçante et belle (la mine de Klingsor). On peut cependant reprocher au metteur en scène de n'avoir pas su éviter certains poncifs (des Filles-Fleurs façon Île du Plaisir d'Astérix) et une direction d'acteurs quasi-inexistante. Enfin, le propos écologique fait son auto-critique de façon ingénieuse : dans ce Parsifal, on épuise les sols pour trouver les matériaux rares qui alimenteront les batteries de nos téléphones ou... des lunettes de réalité augmentée.

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