Aurait-il voulu le prévoir que Raphaël Pichon n’aurait pas pu si bien faire ! Quand, depuis la salle de l'Opéra de Lausanne plongée dans le noir complet, s’élève a cappella de l’amphithéâtre les premiers mots du chant anonyme « O Traurigkeit, O Herzeleid ! », un frisson nous envahit, et nous comprenons instinctivement que ce codicille musical à la Passion selon saint Jean de Bach, ajouté par le chef de l'Ensemble Pygmalion, résume à lui seul la concordance des temps immémoriaux de ce lundi 21 avril 2025 : lendemain de Pâques, monument de la musique occidentale et mort du pape François.

« Ô tristesse ! Ô peine de cœur ! N'est-ce pas à déplorer ? L'enfant unique de Dieu le Père est porté dans la tombe ». Ces quelques mots qui percent le silence mat de l’opéra de la capitale protestante vaudoise nous font basculer, croyants et non-croyants, au-delà de l’Histoire. Immédiatement, nous sentons que cette Passion aura une valeur certainement exceptionnelle et assurément spectaculaire.
Passé cette antichambre de la mort, nous voilà projetés dans la musique pure et le récit des derniers instants du Christ selon les apôtres Jean et Jean-Sébastien ! Musique qui se ressasse sans jamais se répéter, comme un verset biblique, avec un seul but : celui d’ouvrir toujours plus l’espace et de nous arracher hors du temps. Il faut entendre comme ici les contrebasses non pas vibrent mais tremblent littéralement dans le chœur introductif, ouvrant le gouffre insondable entre vie et mort.
Tout au long de l’œuvre, les choristes virtuoses savent alterner entre l’omnisciente sagesse des chorals, la dimension salvatrice des deux chœurs de début et de fin, la piété ou au contraire l'avidité assassine de la foule. Dans le jeu de réponses acérées entre les voix, Raphaël Pichon parvient à créer des effets de foule tout à fait saisissants de cruauté, notamment lorsque celle-ci demande à Pierre s’il n’est pas l’un des disciples du Christ, ou quand elle choisit de sauver Barabbas, ou enfin quand les gardes se saisissent de la tunique du Christ.
Surtout dans la deuxième partie, l’on est marqué par la violence de cette Passion, mise en évidence dans l’orchestre : cordes par moments acérées, bois plaintifs et implorants, continuo évasif et pensif. Cette violence est saisie dans le contraste avec des séquences d’une incroyable douceur lors de duos gémellipares aux violons, flûtes, et hautbois – le si réconfortant solo de Jasu Moisio dans la Cantate BWV 159, ajoutée à la fin de la première partie !
La violence, c’est aussi l’art consumé du récit de chacun des interprètes. On entend comme rarement, avec un réalisme éloquent, chacun des faits les plus crus qui accompagnent les derniers moments du Christ : la lance dans le flanc, le vinaigre tendu à la place de l’eau, les genoux balayés sur la Croix... Tant d’expressivité pour tant de souffrances. Assurément, Raphaël Pichon sait tirer toute la tension dramatique de cette composition qui dès l’origine a su jouer la carte du drame liturgique. La direction du chef tend vers toujours plus de théâtralité, sculptée et incisive, mais toujours accueillante, arrondie comme les bras de la place Saint-Pierre à Rome.
Pour l’art du récit, évoquons d’abord l’implacable rhétorique de Julian Prégardien en Évangéliste qui offre là l’une des présences théâtrales les plus abouties que l’on puisse observer dans un espace aussi dénudé. C’est un théâtre pur qui s‘invente au présent, une maïeutique de chaque instant. Prégardien sait simplement poser le décor, d'un « il faisait froid et ils se réchauffaient » ; ou tenir, jusqu’à ne plus pouvoir, les « pleurs » de Pierre après son reniement ; ou encore s’emporter face à l’injuste décision de la foule : « mais Barabbas était un meurtrier ! »
Le ténor finit par nous parler assis, dans une parfaite humilité, à l’image du Christ de Huw Montague Rendall qui ne cesse d’alléger sa voix, toujours plus serein, pour offrir distance et apaisement, certitude et vérité au récit. Par moments tragédienne et impérieuse, toujours impériale, Lucile Richardot sait insuffler, de sa belle voix ambrée d’alto, bien placée dans le masque, du drame à ses interventions. Christian Immler, lui, ne surjoue aucunement un Pilate qu’il présente pétri de doutes, chancelant, dès le moment où le Christ le confronte. Laurence Kilsby a une voix assez verte et jeune qu’il arrive parfaitement à nuancer, et dont la candeur rayonne d’une couleur tout à fait originale dans ce plateau vocal.
Chose rare pour des solistes de cette trempe, chacun rejoindra régulièrement le chœur après ses interventions, offrant là encore une leçon d’humilité à cette Passion dont l’inégalable mise en lumière par Bertrand Couderc apporte le supplément d’âme d’une exécution musicale, religieuse, théâtrale, existentielle, oui : tout à fait essentielle.