En ce 5 novembre 2024, c’est bien plus qu’un oratorio à écouter ou un ballet à admirer qu'offrent au public du Théâtre des Champs-Élysées le chef d'orchestre Leonardo García-Alarcón, la chorégraphe Sasha Waltz et leurs troupes réunies autour de la Passion selon saint Jean de Bach : il s’agit d’un véritable voyage ésotérique, dont la matière kaléidoscopique entremêle parfaitement sensoriel et symbolique. La catharsis opère avec force parce que l’expérience, en réalité, n’est ni sonore ni visuelle, elle est intérieure.

Le début de soirée n’invite pourtant pas au recueillement. La salle est agitée alors que le spectacle commence – certes, les lumières restent allumées, et la musique n’est pas celle de Bach. Des êtres nus arrivés sur scène manient des machines à coudre, dont le bruit est prolongé par des sonorités inhospitalières qui ne sont pas sans évoquer le vacarme funeste de mitraillettes. Leur travail consiste à coudre des vêtements blancs, et c’est là l’image centrale éclairant tout le reste : « chacun coud son propre costume, à savoir son propre "shift of life", (…) et donne ainsi corps à sa vie », écrit Sasha Waltz, « nous venons au monde sans rien et le quittons sans rien ». Le parallèle établi d’emblée par la chorégraphe entre la trajectoire de chaque individu et celle du Christ qui se fait homme rend le propos intelligible et jette une lumière touchante sur cette Passion présentée comme une métaphore de la condition humaine.
Le sentiment immédiat d’universalité induit par cette ouverture se trouve renforcé par le dispositif quasi immersif mis en place dès les premières notes de Bach : l’ensemble Cappella Mediterranea divisé en deux en contrebas laisse place à une avancée du plateau, les lumières finement travaillées sculptent l’espace scénique dans son ensemble, faisant naître une atmosphère toute en clair-obscur… et une partie du double chœur a été savamment dispersée au milieu des spectateurs, conférant aux interventions de la foule une intensité plus profonde et saisissante encore.
Au travers des corps, un mouvement comme perpétuel se déploie, semblant initié par la musique elle-même ; ni imitation, ni commentaire de cette musique ineffable, la danse évoque le souffle qui permettrait au son d’exister, une sorte de force invisible qui serait révélée par la chorégraphie et permet à la musique de se déployer dans le temps, ainsi que le geste le fait dans l’espace. Parfois isolés quelques secondes, les solistes se meuvent eux aussi sans discontinuité et se fondent au milieu des différents groupes de danseurs et/ou chanteurs qui se forment puis se modifient, venant jusque dans les rangées où les gens sont assis – la frontière théorique continue à s’effriter. Le jeu par cœur accroit l’authenticité du récit, dont la théâtralité inhérente est servie à merveille par le mélange de narratif et d’abstrait qui caractérise cette interprétation.
Les quelques scènes particulièrement frappantes de l’œuvre sont traitées avec une fougue égale par l’orchestre, les chœurs et les danseurs : le peuple exigeant avec une brutalité animale la crucifixion de Jésus, la confrontation entre Pilate et Jésus secondés par leurs groupes rivaux, l’air « Es ist vollbracht » imposant une respiration étincelante après le déchaînement de la violence... À l’inverse, certains moments se distinguent simplement parce qu’un simple geste ou expression suffit à bouleverser : le hurlement de Pierre souhaitant sa propre destruction après avoir trahi, les bâtons qui enferment et blessent Jésus cerné par tous mais qui préparent aussi sa résurrection en le soulevant inopinément, la majesté qui se dégage de ce Christ aux boucles tendres – lequel est homme et femme successivement, reconnaissable à sa tunique blanche stylisée et splendide de pureté… La scénographie est pensée de façon globale, et le moindre détail apporte des nuances à l’expressivité des tableaux qui se succèdent.
Les planches de bois pour symboliser la croix, les miroirs pour la réflexivité, l’échelle pour la transition entre la mort et l’après : certaines images un peu plus banales s’inscrivent néanmoins avec fluidité dans la belle complexité de l’ensemble. Au milieu de l’arc narratif, le processus de composition de tableaux vivants caravagesques, à l’aide de cadres en bois, fonctionne remarquablement en convoquant des références très à propos.
Enfin, ce qui insuffle à cette Passion autant de sublime, c’est la voix aux mille contrastes de l’Évangéliste hors pair qu’incarne Valerio Contaldo. Entouré d’autres timbres charismatiques (en particulier Christian Immler en Jésus, Sophie Junker et Benno Schachtner), son personnage entre en résonance avec tous les autres et semble les porter du début à la fin, rendant possible la traversée de l’épreuve. En écho, le réconfort s’exprime petit à petit par des enlacements irrépressibles et nécessaires, avant l’aveuglement lumineux final clôturant toute velléité supplémentaire de barbarie humaine.