Le Festival d'Aix-en-Provence 2024 opère un retour sur son édition 2016 avec cette production de Pelléas et Mélisande mise en scène par Katie Mitchell, revue et corrigée pour l’occasion. L’exercice de la reprise, habituellement réservé aux saisons et maisons d’opéras, sera peut-être la nouvelle politique de rigueur à Aix depuis l’annonce dans Les Échos d’une dette abyssale au pôle mécénat du Festival. Mais cette reprise pose question. Certainement justifiée sur le plan économique et écologique, l’est-elle absolument sur le plan artistique ? La salle était plutôt clairsemée pour cette deuxième. N’attend-t-on pas d’un festival d’art vivant d’être plus qu’aucun autre un lieu de création en prise avec l’actualité des formes ?

C’est en tout cas l’objectif des adaptations effectuées pour cette reprise par Katie Mitchell. Elles vont dans le sens d’une lecture toujours plus féministe de l’opéra de Debussy, au risque d’être parfois trop illustrative ou didactique. La lecture reste celle de 2016 où tout l’opéra est saisi comme une digression onirique du point de vue de Mélisande. À la fois moteur de son rêve et objet de son cauchemar. Tantôt les autres personnages se meuvent autour d’elle pour la réifier : les bonnes l’habillent comme une poupée, dans une robe rouge, projection d’un désir masculin ; elle est tour à tour brutalisée, violentée et même violée. Tantôt ce rêve est l’occasion d’espérer s’échapper d’un environnement malade, décadent, clos, sans lumière et étouffant, comme lorsqu’elle dit à Golaud que Pelléas ne l’aime pas et qu’elle se retrouve au même instant à le serrer dans ses bras.
Dans ce contexte, le Pelléas presque autiste de Huw Montague Rendall ne laisse que peu d’espoir sur le sentiment amoureux. Autour de l’action principale, les corps et les apparitions muettes des personnages viennent raconter ce que les mots ne disent qu’à couvert, ou à moitié, ou ne disent pas. L’apparente naïveté des images de ce texte symboliste est toujours l’occasion détournée d’un non-dit et de la représentation d’une psyché complexe, souvent refoulée.
Pour cette reprise, un récit-cadre a désormais été ajouté au prologue, hors musique, où l’on voit Mélisande en robe de mariée faire un test de grossesse. L’attente de l’enfant est posée. À la fin, après la mort de Mélisande, Arkel dit : « c’est au tour de la pauvre petite ». La boucle est bouclée. On ne naît pas femme mais on le devient, cela se répète. Le message est clair et parfois un peu trop appuyé. Autre changement, on était bien plus convaincu en 2016 par la scène entre Golaud et Yniold du haut de l’escabeau, lorgnant Pelléas et Mélisande dans la lucarne, que par cette scène où l’enfant est relié à son « petit père » par téléphone portable... Certains repentirs de mise en scène sont de trop. Le dispositif scénique de Lizzie Clachan, grandiose et rigoureusement construit, présente un cadre de scène mobile qui dévoile et cache tout à tour les pièces de cette immense demeure bourgeoise décatie voire à l’abandon. C’est efficace en diable mais cela ne donne guère de respiration à une lecture déjà corsetée. On adhère ou on résiste.
Ce jeu et cette proposition extrêmement précis, léchés, froids, conduisent à une sensation toute mélodramatique de l’œuvre, aux confins de la télénovela. Pourquoi pas ? Mais cette impression aurait pu être atténuée voire dynamisée si l’interprétation de Susanna Mälkki à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon n’était pas à ce point univoque, monotone. Il manque ici des dynamiques profondes et une ossature plus lisible. La narration toute horizontale aurait mérité davantage de verticalité, d’accident. Les embruns et autres ondées ne doivent pas tempérer l’implacable rigueur et violence qui sourd dans toute l’œuvre. Certes ce parti pris permet de magnifiques miniatures comme lors de la séquence des cheveux au début de l’acte III. Mais les scènes de jalousie de Golaud autour de la bague perdue de Mélisande ou lors de l’entretien avec Yniold sont bien trop sages et l’œuvre théâtrale en pâtit.
Pourtant, l’exceptionnel plateau vocal ici réuni permettait de donner du relief à la cruauté de cette œuvre. Exceptionnel de diction, de maitrise et d’intensité, Laurent Naouri en Golaud est peut-être la voix de ce rôle, tantôt plaintive voire malade, tantôt rugissante, animal mortellement blessé comme cette bête sauvage qu’il prend en chasse, et qui le perd puis le blesse. Comme lui, Lucile Richardot en Geneviève et Chiara Skerath en Mélisande savent trouver l’équilibre parfait entre mélodie et parler, entre chant et drame, chacun avançant dans l’œuvre main dans la main. Quant au Pelléas de Huw Montague Rendall, il brille de sa voix noble et presque médiévale. Globalement satisfait, on ressort cependant de cette reprise avec peut-être plus d’interrogations et de doutes qu’en y entrant.