L’occasion était trop belle – et rare – d’entendre, deux soirs de suite, grâce au Festival international de Colmar et à son nouveau directeur artistique le chef Alain Altinoglu, l’Orchestre National du Capitole de Toulouse, hors ses murs habituels de la Halle aux Grains, sous la baguette de son tout fraîchement nommé directeur musical, Tarmo Peltokoski.

Audacieux, intrépide même, le jeune Finlandais de 23 ans le démontre par le choix de ses programmes : il faut tout de même oser aligner Bruckner et sa Quatrième Symphonie le samedi soir, et le lendemain Mahler et sa Première !
Ce défi sera incomplètement relevé. Il faut dire que la chaleur qui régnait à Colmar et dans la vaste nef de l’église Saint-Matthieu, l’acoustique trop généreuse du lieu ont en partie altéré la concentration de la phalange occitane comme du public, singulièrement le second soir. Mais, ces réserves étant faites, place à l’admiration pour celui que la rumeur et le microcosme musical annonçaient depuis des mois comme « le » phénomène, le nouveau génie de la baguette, et qu’on entendait ce week-end pour la première fois « en vrai ».
Faisons tout de suite litière du cliché de l’extrême jeunesse de Tarmo Peltokoski. Il est avec et après bien d’autres (Mäkelä à Paris, Rouvali à Londres) l’illustration d’une constante de l’histoire de la musique : le talent n’a jamais attendu le nombre des années chez les musiciens. A-t-on oublié l’âge auquel Mendelssohn, Mozart, Berlioz, jouaient, dirigeaient leurs propres œuvres, des chefs comme Lorin Maazel ou István Kertész avaient enregistré leurs premiers disques ? La seule question qui vaille n’est ni l’âge ni l’aptitude mais, dans le cas des deux concerts qui nous ont occupé, la capacité pour Peltokoski de nous dire ce qu’il entend, ce qu’il propose, dans Bruckner comme dans Mahler. C’est à cela et uniquement à cela qu’on juge un grand chef.
Dès les premiers trémolos des cordes, presque imperceptibles, et lorsque de ce murmure de la forêt s’élève, si wagnérien, le premier thème (sublime solo de cor d’Eloy Schneegans) de la Quatrième de Bruckner (la bien surnommée « Romantique »), on pressent l’événement. De fait, Tarmo Peltokoski, presque immobile devant ses troupes, va livrer l’une des plus mémorables interprétations qu’il nous ait été donné d’entendre de cette immense arche symphonique.
Dans l’Allegro initial, Bruckner ne nous aura jamais paru aussi fluide, allant et dansant, là où tant d’autres baguettes monumentalisent et s’appesantissent. Économe de sa gestique, le jeune chef nous fait irrésistiblement penser à un Jochum dans sa manière si peu teutonne, si viennoise au contraire, d’impulser d’un regard puis de relancer le discours, de tenir le tempo – enfin un véritable « Allegro » –, de ménager les transitions avec une subtilité et une élégance qu’on penserait réservées aux plus chevronnés. La cohésion des Toulousains, la splendeur de leurs pupitres, cors et cuivres en particulier – pour autant qu’on fasse abstraction de la réverbération excessive des lieux – sont à leur acmé.
Habilement Peltokoski gomme les faiblesses du deuxième mouvement qu’il dirige réellement comme un « Andante quasi allegretto ». Le scherzo – Bruckner écrit « sehr schnell » – et ses fameuses sonneries de chasse sont l’occasion pour les cors, les vents et les cuivres du Capitole de se couvrir de gloire, même si, se refusant au démonstratif, le chef dose à merveille les élans conquérants de ses troupes. Il faudra bien l’extraordinaire maîtrise du chef, la concentration de ses musiciens qui n’accuse aucune faiblesse, pour réussir un quatrième mouvement interminable, mal ficelé (malgré les diverses versions de la plume de Bruckner sans parler des éditions successives !).
Longue, très longue ovation du public bien sûr, mais aussi des musiciens envers leur nouveau « boss », qui prendra ses fonctions de directeur musical le 1er septembre 2024. Ultime démonstration de leur osmose : l’ouverture des Noces de Figaro donnée en bis… avec l’effectif des cordes au complet ! Chef de théâtre Peltokoski ? Assurément !
Le lendemain, il fait encore plus chaud, et le concert sera plus long. En première partie, le prodigieux Daniel Lozakovich donne le Concerto pour violon de Tchaïkovski – on a déjà écrit ici tout le bien qu’on en pense –, confirmé dimanche soir par une Troisième Sonate d’Ysaÿe de pure beauté donnée en bis.
Après l’événement Bruckner de la veille, on est très intrigué par ce que les mêmes vont donner dans la Première de Mahler, que Peltokoski, nous dit-on, dirige pour la première fois.
Parler de déception serait excessif et injuste, mais le kaléidoscope mahlérien semble moins inspirer le jeune chef que la grande arche brucknérienne. Surtout dans cette Titan où Mahler semble ne pas vouloir faire le tri dans ses sources d’inspiration, accoler le trivial et le raffiné, le mélancolique et le festif débridé. Le premier mouvement file tout droit sous une baguette cette fois plus fébrile, agitée même, au point même d’embrouiller l’image orchestrale. Le « Kräftig bewegt » du deuxième mouvement est bourru à souhait mais trop premier degré, sans la distance ironique qu’y met toujours Mahler quand il « imite » le populaire. Fatigue et chaleur mettent un peu à mal la fantastique cohésion de la veille.
Dans le troisième mouvement qui commence par une citation en mode mineur de Frère Jacques jouée par la contrebasse solo, on restera frustré de l’absence de ces abandons si typiquement viennois, comme dans ce passage de fanfares si nostalgiques. Dans le très bruyant finale, Peltokoski lâche les fauves, n’économise ni sa gestuelle, ni les décibels, et recueille évidemment un tonnerre d’applaudissements.
On n’a évidemment aucun doute sur le fait qu’après cette première approche plutôt linéaire, le jeune Finlandais forgera son propre récit dans l’univers si complexe de Mahler. Ces deux concerts marquent, en tout cas, le début d’une belle relation entre un déjà très grand chef et un orchestre prêt à le suivre sur les sommets de l’excellence.
Le séjour de Jean-Pierre a été pris en charge par le Festival international de Colmar.