En première partie, les jeunes musiciens du Quatuor Confluence s’attachèrent à renouveler l’écoute du bien mal compris Quatuor de Fauré. Dès le solo d’alto initial, mené par la sonorité robuste de Pierre-Antoine Codron, on comprend que l’ensemble est déjà de ceux qui peuvent offrir au public une interprétation aussi sensible que pensée. On apprécie, au-delà des regards communs, l’uniformisation de la gestuelle du tandem alto/violon 2 (Daniel Vlashi). La sonorité soyeuse de Tom Almerge-Zerillo, violoncelliste, porte l’archet caressant de la violoniste Clara Mesplé, dont les chants, ayant la rassurante simplicité d’une comptine, sont appuyés par une belle rigueur de construction. Dans le nuage harmonique, dont le quatuor s’ingénie à détailler les textures et les couleurs, la mélopée parvient jusqu’à nous en un rai de lumière radieux ; avec un tel ensemble, on ne peut que penser que l’avenir du quatuor à cordes français le sera tout autant.
Les Confluence avaient parfaitement intégré les codes du quatuor à cordes ; les Danel, emportés par un formidable élan créateur, achevèrent ce soir de s’en défaire. L’Opus 80 de Mendelssohn est mené à bride abattue. Dans la cadence infernale imposée par des tempi galopants, le mince fil qui structure l’union de ces musiciens menace à chaque instant de se briser ; mais c’est dans ces failles que, surchargés d’émotions, l’on s’abandonne à une transe quasi-primitive. Les musiciens se jettent à corps perdu dans cette lutte pour le son, les attaques sont tranchantes comme les cordes de leurs instruments, Marc Danel n’a pas le temps de reprendre son souffle après une envolée virtuose que la galopade se poursuit déjà. Les harmonies sont rauques, grognées dans un râle expressif, tandis que les rythmes piqués s’enchaînent, cruelle mécanique, dans une inexorable catabase. Même lutte prométhéenne, dans le Scherzo, pour dérober ce feu qui les brûle pourtant déjà. Marc Danel se laisse emporter par la cohésion de Gilles Millet et Vlad Bogdanas, et en s’envolant, donne des ailes au reste du quatuor, dans un processus d’émulation, voire d’emballement collectif. Il y a quelque chose de sourd, de guttural, dans le motif rythmique des cordes graves du Trio ; dans les caisses de résonnance, on sent le son s’agiter comme un prisonnier au fond de son cachot. Le mouvement lent achève de nous convaincre que “les plus désespérés sont les chants les plus beaux”. Dans les pianos, le crissement des archets a l’immatérialité d’un dernier soupir. Et après la mort, il y a le Final : comme si le sol se dérobait sous nos pieds, les ondulations sonores de Yovan Markovitch maintiennent une gravité floue, et l’on ne prend conscience qu’un cadre est toujours là que lorsqu’il implose en fortissimi assourdissants, alors que l’harmonie, vaincue, est sacrifiée sur l’autel de la tension dramatique.
Le Huitième Quatuor de Chostakovitch se déploie dans la même logique performative ; on ressent chez les musiciens le malaise pourtant jubilatoire qu’il sussure entre ces lignes. Derrière une apparente folie instinctive se cache une profonde réflexion sur l’articulation des différents plans sonores ; ainsi les dissonnances alto/violoncelle, intelligemment sifflées. Même recherche dans le troisième mouvement ; si l’on entend jusqu’au piano le plus blafard, c’est parce que la sonorité perçante est servie par une conscience des différents points de contact et des modes de jeu de l’archet. Le trille de Gilles Millet crée un malaise quasi sul ponticello, la ponctuation de Yovan Markovitch se veut percussive, les violons mordent leurs cordes et figurent le hurlement de harpies. Même façon de griffer la corde dans le quatrième mouvement, et dans les chants de Yovan Markovitch, le vibrato serré fait sonner la phrase d’un son décharné ; comme si, sentant peser sur nous le regard de Chostakovitch, on ne voyait pourtant dans ses orbites que du vide.
Du Septième Quatuor de Beethoven, les Danel dévoilent le visage surnaturel ; les rythmes piqués donnent le sentiment que quelque chose grouille, et dans le deuxième mouvement, les motifs, quasi battato, avancent masqués, mais certainement pas muselés, comme le montrent le son cossu des forte. Il y a quelque chose d’obstiné dans ce quatuor, et l’ensemble se fait, dans ce répertoire canonique, laboratoire des sons. Seul le troisième mouvement a la mystique d’une lente incantation ; le regard, humble, est tourné vers le ciel, implorant Beethoven, et l’on guette, dans l’autorité des attaques et le caractère organique des tenues, son indiscutable éternité.
Après deux bis, le concert s’achève. On ne sait plus très bien si l’on se réveille ou si l’on s’endort ; car ce soir, en nous communiquant la transe qui était la sienne, le Quatuor Danel nous emporta, au-delà de toute raison, au cœur du son, et ne manqua pas d’en souligner la démence.