En sortant du récital de Rafał Blechacz au Théâtre des Champs-Élysées, on se dit que si la salle de l'avenue Montaigne va mieux à ce piano délicat que la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie où nous l'avions entendu la fois précédente, la Salle Gaveau et ses presque mille places, son acoustique qui magnifie la moindre nuance lui irait encore mieux. Surtout s'il lui prenait la fantaisie d'y jouer un grand Érard, Pleyel ou Blüthner de la fin du XIXe siècle plutôt qu'un Steinway & Sons à la sonorité magnifique et malléable, loin cependant d'égaler en diversité de timbres, de couleurs naturelles ses glorieux ancêtres que semble rechercher cet artiste au jeu délicat et raffiné au point d'être parfois fluet.

Car l'ancien impétrant du Concours Chopin de Varsovie vient de donner un récital captivant et frustrant, plein de surprises qui montrent que les jeunes pianistes sont loin de cette uniformité que des générations de cuistres dénoncent depuis des décennies. Et Blechacz est même faillible, au point de faire des paquets de fautes assez inexplicables vu sa maîtrise dans l'élaboration soignée de phrasés, fussent-elles aussi dérangeantes qu'elles l'ont été dans la Barcarolle de Chopin qui ouvrait la seconde partie.

Rafał Blechacz © Marco Borggreve
Rafał Blechacz
© Marco Borggreve

Mais commençons par cette fameuse Sonate n° 14 en ut dièse mineur op. 27 n° 2 dite « Clair de lune » par laquelle ce jeune homme en frac, mince, marchant d'un pas très léger vers le piano, a choisi de commencer son récital. Comme beaucoup de ses confrères, il prend le premier mouvement un peu trop lentement, mais nous épargne d'égrener la ligne mélodique d'une façon trop sonore, préférant une lecture plus harmonique. C'est fondu et pourtant lisible dans un flot de pédale qui ne brouille pas les pistes que nous donne à entendre Blechacz.

Le pianiste nuance avec délicatesse et fait ressortir des petits détails sans jamais nous dire « vous voyez, je vous montre des détails que nous n'aviez jamais entendus ». Surtout ce Beethoven ne semble pas regarder son siècle depuis le ciel, mais juste composer une sonate originale en chacune de ses parties. Comme par exemple cet « Allegretto » dont la subtilité rythmique, le caractère dansant est admirablement mis en valeur ici. Il en devient presque souriant, même sans doute un peu trop gracieux. Comme le finale sera à peu près « Presto » mais pas « agitato », plein de surprises qui font dresser l'oreille comme à la toute fin, quand Blechacz resserre tellement les arpèges qu'ils cinglent le clavier en un son quasi continu et sans pédale ou presque. C'est très intéressant. Pas orthodoxe, pas orageux, mais cela correspond bien à l'idée que ce pianiste se fait de l'interprétation, d'après ses mots cités dans le programme de salle : « mon rôle est d'entrer dans une œuvre et dans sa logique, afin d'en créer une interprétation personnelle à partir de ma propre compréhension ».

À cet égard, les Impromptus op. 90 de Schubert seront moins captivants, mais pas moins bien joués. Juste un peu timides, plus plastiquement beaux, plus raffinés dans le détail que chantés avec l'innocence et l'amertume qu'on y rencontre sous des doigts plus directs et pour autant pas moins subtils, mais plaçant cette subtilité sur un plan expressif et pas instrumental.

Vient donc cette fameuse Barcarolle à laquelle on ne comprend rien derrière le flou et des chinoiseries de diction qui compliquent ce qui est limpide chez tant d'autres, même quand ils ne sont ni Rubinstein, ni Perlemuter, ni Argerich, ni Lipatti, ni Novaes. Ici les sommets expressifs s'enchaînent noyés dans la pédale, sans qu'on sente jamais la musique avancer vers sa somptueuse coda. Et les fautes se succèdent...

La Ballade n° 3 sera en revanche, malgré des pains là encore, une franche réussite dans son déroulé avec notamment une première page miraculeuse et une fin héroïque mais pas trop. Passons vite sur le Scherzo n° 3 qui manquait de cette grandeur et de cette tension au profit de recherches sonores qui ne s'imposent pas quand elles nuisent à la progression dramatique et que les fausses notes à la main gauche tombe comme le feu ennemi à Gravelotte. Juste avant les quatre Mazurkas op. 17. Modèles de finesse, de raffinement sans préciosité, d'articulations caractérisées comme il se doit sans que ce pianiste au jeu délicat en fasse trop dans le détail. Blechacz émeut justement quand il laisse parler la musique sans trop vouloir la « recréer de manière vivante et nouvelle », en la poussant juste sur scène, caché derrière elle comme un marionnettiste caché dans les cintres. Le rôle de l'interprète est peut-être là ?


Ce récital a été organisé par Piano***.

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