Alors qu’Emmanuel Ax commence le Concerto pour piano n° 4 de Beethoven dans une nuance à la limite de l’audible depuis le cinquième rang du parterre de la Philharmonie de Paris, on se demande si les spectateurs du deuxième balcon peuvent apprécier avec autant d’acuité la beauté sonore que cisèle l’artiste depuis son clavier. Le Steinway est transformé en piano de cristal, d’où chaque note émane en toute transparence au gré de la variété d’attaques du soliste : qu’il s’agisse d’un détaché énergique ou d’une délicate liaison, toutes les notes résonnent dans l’oreille à leur juste place, tant au sein de la phrase que relativement à l’ensemble harmonique.

Nathalie Stutzmann et Emanuel Ax face à l'Orchestre de Paris © Maxime Guthfreund
Nathalie Stutzmann et Emanuel Ax face à l'Orchestre de Paris
© Maxime Guthfreund

Cette attention à la qualité de son semble plonger Ax dans une bulle de concentration impénétrable. Sans aucune effusion dans ses gestes, le pianiste étatsunien restitue le texte avec l’évidence de la simplicité, laissant l'auditeur suspendu à chaque note. On aurait aimé quelques assouplissements de tempo, notamment dans la cadence du premier mouvement qui aura cependant montré toute l’amplitude que l’artiste tire de son instrument, ou encore quelques gradations de timbre plus chargées, mais la proposition du soliste est d’une cohérence stylistique admirable et éloquente.

L’Orchestre de Paris recouvre par moment le piano dans le premier mouvement. Son effectif, déjà relativement réduit (12 premiers violons), aurait peut-être gagné à être encore plus allégé pour parfaitement épouser les subtiles nuances d’Ax. Ce contraste de puissance est de circonstance dans le deuxième mouvement, durant lequel se répondent un orchestre autoritaire et un piano implorant. Si quelques décalages aux cordes amoindrissent légèrement la force collective, le mouvement pris dans un tempo véritablement andante con moto est un exemple parfait de phrasé de long terme, tant de la part du pianiste qu’au niveau de l’ensemble et de la réconciliation entre les deux entités. Le troisième mouvement scelle ce raccommodement avec un équilibre piano/orchestre beaucoup plus convaincant qu’au début de l’œuvre.

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Nathalie Stutzmann et Emanuel Ax face à l'Orchestre de Paris
© Maxime Guthfreund

Après cette première partie à la philosophie chambriste, l’orchestre, qui a plus que doublé de volume, change de dimension pour le Ring sans paroles, collage (signé Lorin Maazel) en forme de best-of sans interruption de la Tétralogie de Wagner. L’œuvre est difficile d’approche : il s’agit de bien caractériser chaque épisode tout en essayant de rendre palpable la cohérence déployée en temps normal sur près de quinze heures de musique.

À la tête d’un orchestre en grande forme profitant de l'acoustique d'une salle faite pour ce genre de déferlement, Nathalie Stutzmann réussit ce tour de force de manière convaincante. Tantôt éclatants et précis, tantôt amples et profonds, les cuivres assurent la continuité de l’œuvre que viennent colorer les bois. Tandis que la petite harmonie illustre à merveille les oiseaux des « Murmures de la forêt », les clarinettes incarnent les nymphes de manière délicieuse dans l’extrait « Siegfried et les filles du Rhin », avec des piano subito qu’on n’entendra jamais vocalement. Les cordes, d’une synchronicité à toute épreuve dans les passages rythmiques (« Descente dans le Nibelheim », « Appel de Hagen »), ne sont pas en reste. Le pupitre de violoncelles en particulier, emmené par une Stéphanie Huang au lyrisme renversant, se montre sous son meilleur soir.

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Nathalie Stutzmann et l'Orchestre de Paris
© Maxime Guthfreund

Stutzmann cherche bien à poser sa marque interprétative, le plus souvent avec succès. Dilatant généreusement le temps, flirtant presque avec l'excessif mais toujours de manière efficace, au cours des « Adieux de Wotan » et de la « Marche funèbre de Siegfried », elle cherche fort justement à mettre en valeur l’ivresse de « La passion de Brünnhilde et Siegfried », qui aurait pu l’être encore davantage avec des premiers violons plus voluptueux. Alors que la « Chevauchée des Walkyries » ne s’alourdit pas outre mesure, on s’étonne à l'inverse de la rudesse un peu pompière de l’errance de Siegmund dans la tempête.

Tout au long de ce périple, la Philharmonie avait facilité la tâche au public en précisant sur l’écran de surtitrage le nom de chaque extrait. L’idée est excellente mais, alors qu’on entend le thème du Walhalla, demeure des dieux au sommet du monde, le panneau indique qu’il s’agit de la descente dans le Nibelheim, monde des nains au cœur de la terre… Le décalage sera heureusement corrigé à partir de « La colère de Wotan » – celle-ci expliquant peut-être cela.

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