Collage, assemblage, remontage. Nous ne sommes pas au salon des vins du sud de la France mais bel et bien au Festival d’Aix-en-Provence. Après deux Iphigénie collées l’une à l’autre dans la même soirée et un Samson remonté à partir de ses vestiges, voici Songs and Fragments au Théâtre du Jeu de Paume, assemblage des Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies et des Kafka-Fragmente de György Kurtág. Quoi de commun entre les deux œuvres ? Assurément le format chambriste de ces deux pièces de théâtre musical, la simplicité absolue du dispositif et la maitrise totale requise par les deux interprètes : un homme, puis une femme.

Les Eight Songs ont été composées en 1969 d’après des propos du roi George III d’Angleterre atteint de démence, amoureux de musique mais qui la massacrait volontiers au clavecin ou à la flûte, et se faisait une mission d’apprendre à chanter à ses oiseaux domestiques. Autant d’influences qui voient l’Ensemble intercontemporain dans la fosse fleurir ses interventions de chants d’oiseaux au milieu d’autres tuttis, clusters, croassements, frottements et mélodies en tous genres, aux confins burlesques de la contemporaine Stripsody de Cathy Berberian : réflexion s’il en est de la psyché complexe du monarque. Si la première représentation eut un succès de scandale, force est de constater aux multiples réactions du public que la forme reste aujourd’hui encore tout à fait corrosive.
Les huit pièces nécessitent de l’interprète une capacité à passer de voix pleine à voix de fausset sur une amplitude de plusieurs octaves, timbrer et détimbrer, mâcher et articuler, ajouter des onomatopées et soudainement, récupérer une phrase mélodique complète dans des styles aussi variés que l’hymne, le foxtrot ou le chant baroque, avant de trancher à nouveau avec une phrase parlée. Johannes Martin Kränzler est vraiment l’homme de la situation. Exceptionnel de précision dans la variété de ses registres vocaux, le baryton allemand parvient pourtant à nous donner l’impression de passer les difficultés techniques au second plan pour mieux incarner cette figure de roi fou avec justesse, humour, sans surjouer à aucun moment la folie. Un travail nécessaire pour dépasser ce concept et parvenir à nous rendre cette figure si ce n’est attachante, surtout crédible et empathique.
Faire appel au metteur en scène Barrie Kosky pour ce spectacle était aussi la très bonne idée du Festival. Excellent directeur d’acteur, il sait tirer le meilleur de ses interprètes et fait le pari pour les deux pièces d’un jeu extrêmement caractérisé qui suit au plus près chacune des inflexions textuelles et musicales, toujours poétique, jamais illustratif. Dans un dépouillement total et une créativité de situation qui doit tout au travail d’improvisation lors des répétitions – chose plutôt rare à l’opéra où tout est déjà réglé en amont des répétitions –, un rond de lumière seul accompagne les deux interprètes. Personnage en soi, comme une citation de cabaret, faisant au début de la soirée apparaitre cet homme en culotte, seul, au milieu de la scène dans un one man show sans filtre et sans limites, dans une pièce qui ne s’interdit rien et se permet tout.
C’est ce même jeu de lumière qui se fait encore plus radical avec les Kafka-Fragmente datés de 1987, où s’enchainent des morceaux qui vont de quelques secondes à plusieurs minutes, chacun entrecoupés d’un noir cut complet. Cela accentue l’aspect « vignette » de ces impressions de marche tirées des écrits de Kafka où suinte de toutes parts une métaphysique de l’empêchement et du manque, une sensualité de la mort et de l’amour, et un humour fondamentalement autodestructeur.
Tout cela est mené avec brio par la soprano Anna Prohaska qui place davantage la voix au premier plan que son confrère, déployant une palette vocale là aussi superlative, résolument lyrique par moments comme pour la « Scène dans le tramway ». Elle forme un duo d’une sororité nocturne et lunaire avec la toujours exceptionnelle Patricia Kopatchinskaja et son violon, véritable troisième personnage de cette composition. L’hommage à Pierre Boulez, « Le vrai chemin », joué à pas de chat, n’est qu’incertitude dans un champ de brume à l’aube. Le très élégiaque duo au clair de lune en dernière place venant finalement tempérer les angoissantes, diaboliques et incertaines variations existentielles du violon-personnage.
Est-ce l’effet du ton de ces pièces, de l’implacable logique et de la régularité de cette succession de vignettes ou leur juxtaposition après le coup de poing de la première partie ? Force est de constater que cette deuxième œuvre s’est moins imprimée dans notre esprit. Assez cependant pour noter qu’au Festival d’Aix, les nuits d’ivresse proviennent bien souvent de ces pièces plus humbles et légères, mais non moins exigeantes et rigoureuses, programmés dans l’intimité du Théâtre du Jeu de Paume.