Il y a si longtemps que Stephen Kovacevich nous accompagne qu'on est heureux de retrouver ce vieil « ami », ce soir encore au Théâtre des Champs-Élysées. On a gardé ses premiers disques publiés au début des années 1970, chez Philips. Des concertos pour piano de Bartók d'une force tellurique et d'une expressivité incroyables et des Beethoven spirituels et vifs qui marquèrent les esprits comme ses Bagatelles ou son récital Chopin. Il y eut une époque où il s'est fait plus discret sur le plan discographique, avant un retour très remarqué pour une intégrale des sonates de Beethoven qui lui a valu l'admiration de la critique internationale et l'admiration des mélomanes. Mais pas trop des orchestres parisiens...

Ce soir, on ne se marche pas sur les pieds au TCE. Mais le public est attentif : Dieu sait que ces temps-ci, cela tousse beaucoup à Paris. Pas ce soir. C'est tant mieux, car ce récital commence par une sélection de pièces pour piano de Brahms prises dans les opus 116 et 118. Et la première nous chavire le cœur en une fraction de seconde. Mais comment fait ce pianiste pour être si limpide, si doux, si tendre, si lumineux, si transparent dans cet « Adagio » op. 116 n° 4 ? Tout bouge comme la lumière des Nymphéas de Monet vibre devant la toile.
Kovacevich joue pianissimo et pourtant ce piano est immense, irisé, porté par une éloquence si discrète que ce conteur fait penser à Michel Bouquet qui dans l'effacement de lui-même murmurait au théâtre, à l'oreille de chacun, devenait les mots qu'il prononçait bien plus qu'il ne les incarnait, laissant au public la faculté d'en faire un texte qui lui parlait et l'émouvait. Ces quelques minutes sont le privilège des « vieux » prodigieux qui font appréhender ce qu'est la technique pianistique, qui est bien différente de la virtuosité que le travail permet d'atteindre. Martha Argerich présente ce soir dit toujours que « la technique d'un pianiste, c'est sa sonorité ». Tous les Brahms seront ainsi un monde irréel fait de beauté, de sagesse, de liberté agogique et rythmique entre pianissimo et forte, mais sans jamais que la ligne ne se dissolve tant le cadre est tenu.
La Sonate op. 109 de Beethoven est différente bien qu'elle ne soit pas, à l'instar de celle qui la suit dans le catalogue du compositeur, une sonate héroïque et combative. Il lui faut cependant en certains passages une vivacité, des élans que Kovacevich n'a plus vraiment à 85 ans. Mais le piano étant un mirage, une lanterne magique si l'on veut à qui l'on demande de faire ce qu'il ne peut pas faire naturellement avec ses marteaux qui frappent les cordes, Kovacevich réussit à nous donner l'idée de l'élan, l'idée de l'emportement. Le public connaît cette sonate, reçoit ses confidences dans le silence et lui fait un triomphe.
Avant de nous quitter, il joue l'une des Bunte Blätter op. 99 de Schumann. Une pièce au bord du silence, interrogativement désenchantée, que le Catalan Frederic Mompou devait adorer. Que pouvait-il jouer d'autre après une Sonate en si bémol D.960 de Schubert émouvante jusque dans quelques fléchissements de doigts qui ne sont ici que les jambes du Wanderer soudain fléchissant sur le chemin ?
Le premier mouvement était la fusion du chant, de l’harmonie, du mouvement et de la pulsation en un tout organique dont rien ne peut être isolé. Jamais Kovacevich ne souligne une modulation, une articulation, la ligne de chant. Jamais il n'insiste. Il se laisse porter tout autant qu'il organise en sous-main ce mouvement qui nous conduit vers l'« Andante sostenuto ». Inutile d'appuyer, d'expliquer. Il faut juste dire et chanter la musique qui naît alors au monde.
Habituellement, il y a une chute avec le scherzo qui suit. Mais comment ne pas être banal pour un compositeur après les deux premiers mouvements ? Ce soir le pianiste conduit avec grâce au finale qui n'est pas joué comme une sorte de victoire après tant de chemins douloureux parcourus, mais dans la pénombre d'un jour qui finit, avant cette dernière page soudain presque énergique et victorieuse. On le sait, Schubert ne développe pas comme Beethoven mais se déploie dans le temps en nous invitant à le suivre, sans nous contraindre à le faire avec autorité. Grand beethovénien, Kovacevich sait, comme Artur Schnabel avant lui, parler ces deux idiomes assez antinomiques, avec un naturel dont on sait qu'il vient quand, au moment de jouer, tout travail est oublié.
Ce récital a été organisé par Piano****.