En résidence d’automne à la Fondation Louis Vuitton, le compositeur, chef d'orchestre et pianiste britannique Thomas Adès se tourne vers les musiques de l’est, Bartók, Kurtág, pour préparer sa mise en musique de poèmes hongrois, Növényék.

Ce voyage presque chronologique débute par le Quatuor op. 20 n° 3 de Haydn porté par le Quatuor Ruisi. L’osmose du son d’ensemble ne se met pas en place dès l’« Allegro con spirito », qui manque quelque peu d’incisivité. À la place, le choix d’une interprétation plus moelleuse enlève à la théâtralité de ce que Haydn a construit comme un dialogue interrompu. Les deux mouvements centraux, mélancolique puis éploré, font ressortir toute l’expressivité du Quatuor Ruisi. L’attention portée à l’équilibre des voix, l’écoute des quatre musiciens exacerbe le sentiment. Dans le « Poco adagio », le violoncelliste révèle toute la profondeur de son son rond qui bénéficie aux parties récitatives comme aux thèmes. Le finale partage le mérite d’un véritable tempo vif aux articulations mordantes, et l’écueil du tempo qui presse. Si cette fluctuation fait ressortir un manque d’ancrage, la synergie des quatre musiciens apporte de la fraîcheur à leur interprétation.
Thomas Adès prend ensuite place au piano pour accompagner Katalin Kàrolyi dans des extraits de plusieurs cycles de Chansons folkloriques hongroises et de Scènes de village de Bartók. Avant même d’entendre la pièce Növényék d’Adès, il est évident qu’il a saisi l’essence de la musique vocale hongroise tant son interprétation pianistique fascine par son idiomatisme. Les contrastes, la présence raisonnée de la pédale et le toucher révèlent à eux seuls l’univers des poèmes. La mezzo-soprano au vibrato très prononcé passionne elle aussi par son investissement narratif. Sa façon d’évoluer entre voix mixte, voix de poitrine et le quasi-parler rend ces chants hongrois particulièrement vivants. Pourtant, la limite se fait sentir dans le soutien du registre medium/grave qui détonne souvent.
Dans les S.K Remembrance Noise de Kurtág, le lien de filiation avec Bartók est clair. Le piano a laissé place au violon, tenu par Alessandro Ruisi. La partie instrumentale, dominée par les doubles cordes, rend la pièce virtuose ; un défi que relève magnifiquement le violoniste qui métamorphose son timbre en fonction des miniatures, à chaque instant maître de l’intensité. Les mêmes réserves que pour Bartók s’appliquent à la mezzo-soprano qui se retrouve par ailleurs face à des lignes mélodiques plus escarpées.
Au milieu de cette programmation qui se rapproche du thème 100% hongrois s’est glissée une pièce de 2021 du britannique Oliver Leith, A different Fantasie. Dans un esprit très postmoderne, le compositeur reprend une fantaisie baroque de Matthew Locke et en déforme le contenu mélodique de façon très légère avec des glissandi. L’effet n’est pas déplaisant mais on ne cesse, pendant les cinq minutes que dure la pièce, de se dire que le processus de déformation aurait pu aller bien plus loin. On se pose surtout la question de l’intérêt de cette pièce au sein du programme.
Arrive enfin Növényék. Thomas Adès y transcende la puissance narrative des poèmes hongrois et immerge l’auditeur dans des atmosphères merveilleusement oniriques. Des sept poèmes en hongrois de József, Radnóti, Weöres et Orbán on retient le thème de la « plante qui pousse » ; de la musique d’Adès pour sextuor avec mezzo-soprano, on retient les inventifs alliages de timbres, de modes de jeux et de textures. Le chant, porteur du récit, se révèle poignant du début à la fin. « Je serai un jardinier » lève le voile sur un thème vocal lancinant qui se déploie sur de délicats suraigus glissés et des harmoniques diaphanes des cordes. Le piano et la contrebasse entretiennent la pénombre avec des tenues dans le registre grave. Le début des « Marguerites se déversent dans la prairie » emporte l’auditeur dans un tourbillon, « la danse des nymphes et la valse des faunes », alimentées par des chuintements.
Une magie subtile s’extrait des textures aériennes unifiant ainsi l’ensemble des poèmes. Les instrumentistes, particulièrement attentifs à l’équilibre avec la soliste, entretiennent un beau son d’ensemble propice au clair-obscur. « La cenelle » s’épanouit dans une rythmique vocale galvanisante tandis que les instrumentistes dynamisent l’accompagnement avec des pizzicati. Dans une ambiance champêtre, les musiciens déroulent « De longues guirlandes de fleurs » grâce à un thème sans cesse repris en imitation. Étonnamment, le dernier poème, « Au milieu de la forêt », prend la forme d’un hymne ou d’un choral quasiment tonal. L’apaisement, que Katalin Kàrolyi apporte avec rondeur, clôt cette magnifique mise en musique de sept poèmes hongrois.