Si mémoriser l’intrigue du Ring de Wagner jusque dans ses moindres péripéties est un tour de force, raconter celle des Contes d’Hoffmann sans se mélanger les pinceaux entre deux seconds rôles en est un autre. Le célèbre opéra fantastique d’Offenbach n’est que rêve, métamorphoses, imagination, immersion dans la tête d’un poète tourmenté qui narre ses amours via trois avatars féminins de l’élue de son cœur, selon un schéma complexe qu’Offenbach n’a jamais vu mis en scène (étant décédé avant la création de l’ouvrage en 1881, avant même d’avoir réalisé l’orchestration). L'aurait-il revu et corrigé si cela avait été le cas ? Voilà qui nourrit bien des fantasmes et des polémiques autour de l’œuvre qui existe dans d’innombrables versions (avec dialogues parlés, avec récitatifs…) et représente un éternel défi pour ses interprètes.
À la mise en scène d’une production présentée pour la première fois à l’Opéra de Lyon, Damiano Michieletto trace habilement sa route dans cette œuvre. Les premier et dernier actes prennent place dans une taverne dont les cloisons pivotent, permettant de jolis tours de passe-passe et l’insertion de références plus que bienvenues – l’entrée d’un joueur de flûte de Hamelin pendant la chanson de Kleinzach fait notamment son « petit » effet. Quant au deuxième acte, il fait l’objet d’une transposition particulièrement bien pensée : Hoffmann retombe en enfance, dans une salle de classe digne du Petit Nicolas, Olympia est la fille de l’instituteur Spalanzani, sa fameuse chanson donne lieu à une réjouissante chorégraphie mathématique et la valse qui s’ensuit est transformée en un savoureux cours de gymnastique.
Les troisième et quatrième actes laisseront une impression moins mémorable : Michieletto fait de la chanteuse Antonia une danseuse, ce qui permet de donner du rythme par l’insertion de chorégraphies tantôt émouvantes (quand elles évoquent la mère d’Antonia), tantôt amusantes (chapeau bas aux jeunes élèves de l’École de danse Acquaviva de Lyon), mais cela crée plus d’un contresens avec le livret. Quant au ballet des violoncelles, on comprend le clin d’œil (c’était l’instrument d'Offenbach), mais était-il indispensable d’en fracasser un juste avant l’entracte ? L’acte de Giulietta transformé en bal masqué est enfin celui qui comporte le plus de longueurs (certaines n’étant d’ailleurs pas d’Offenbach) et le moins de trouvailles – à l’exception d’un jeu adroit avec le miroir.

Tout cela constitue un spectacle bien mené et bien rythmé, porté par des décors et des costumes très réussis et dont le kitsch assumé n’est pas malvenu, participant à créer un univers onirique étrange qui n’est pas sans rappeler Tim Burton et son Big Fish. Et tout cela serait très convaincant si la partie musicale était au diapason. Malheureusement celle-ci laisse à désirer, à commencer par la distribution : pourquoi avoir choisi des chanteurs à ce point fâchés avec la langue de Molière ? Dans le rôle-titre, le ténor péruvien Iván Ayón-Rivas est certes impressionnant vocalement parlant et il connaît ses moments de gloire (superbe chanson de Kleinzach), mais il écorche le texte plus d’une fois, notamment dans des récitatifs qui en deviennent comiques ; idem pour le quadruple rôle diabolique de Lindorf/Coppelius/Miracle/Dappertutto tenu par un Marko Mimica qui, malgré un bel investissement scénique, perd en volume sonore dès le deuxième acte.
On se console avec les seconds couteaux (notamment l’excellent Vincent Le Texier en Crespel) et les rôles féminins qui incarnent les amours du poète : l’Olympia d’Eva Langeland Gjerde pourrait être plus mécanique et précise dans l’intonation de sa chanson mais sa voix charnue apporte une vraie épaisseur au rôle et son incarnation est plus que réussie ; l’Antonia d’Amina Edris est très touchante et la Giulietta de Clémentine Margaine tient la dragée haute au puissant Hoffmann d’Ayón-Rivas – on guettera en revanche en vain les consonnes de sa barcarolle avec le Nicklausse trop effacé de Victoria Karkacheva.
Dans la fosse, Emmanuel Villaume n’est pas effacé du tout : ses bras dépassent régulièrement du niveau de la scène, donnant l’impression que le chef se démène pour que ces Contes soient bons. Sur le plan de la mise en place, c’est globalement le cas. Pour la subtilité en revanche, on repassera ; à l’exception de beaux solos, l’orchestre s’est surtout distingué par ses phrasés mal dégrossis et ses tuttis clinquants. Mais la faute n’est-elle pas aussi à chercher du côté de l’orchestration ? Ces Contes inachevés sont bien un éternel défi.
Le déplacement de Tristan a été pris en charge par l'Opéra de Lyon.

