Mettre en scène La Damnation de Faust ressemble fort à une mission impossible. Berlioz lui-même n’a pas cherché à adapter son ouvrage dans ce sens : selon ses propres termes, cet « opéra de concert » (finalement sous-titré « légende dramatique ») se suffisait à sa musique et s’adressait à un public « doué d’imagination » pour se figurer lui-même les images à partir des sons et du livret. Singulier livret ! Le voilà qui trimballe son héros des plaines de Hongrie à l’enfer en passant par un cabinet de travail au nord de l’Allemagne, une cave à Leipzig, des bosquets au bord de l’Elbe, la maison de Marguerite… Rien d’étonnant à ce que Berlioz ait préféré éviter de finir dans le décor !

Benjamin Bernheim dans <i>La Damnation de Faust</i> au TCE &copy; Vincent Pontet
Benjamin Bernheim dans La Damnation de Faust au TCE
© Vincent Pontet

Mission impossible, donc, mais qui n’a pas empêché Silvia Costa de tenter sa chance, dans la nouvelle production présentée au Théâtre des Champs-Élysées jusqu’au 15 novembre. Le début de l’œuvre ne manque pas d’éveiller la curiosité. Exit la Hongrie, nous voici dès le début dans le cabinet de travail de Faust, transporté peu ou prou à notre époque : Faust est une sorte d’architecte misanthrope qui trace des plans dans son studio, à deux pas de son lit couvert de peluches et de sa kitchenette, agacé par les fêtards sous ses fenêtres et tourmenté par la guerre qui couve. Voilà qui a le mérite de lier entre eux quelques thèmes berlioziens récurrents : la solitude du héros, les musiques militaires… Pour la nature omniprésente dans l'œuvre en revanche on repassera, elle ne dépassera pas le stade de la plante en pot.

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La Damnation de Faust au TCE
© Vincent Pontet

Tout se gâte malheureusement à partir de l’apparition de Méphisto, dans une drôle de tenue bleue avec béret qui le place à mi-chemin entre le Superdupont de Gotlib et un plombier lambda. C’est comme si tout à coup la metteuse en scène n’avait plus eu d’idée : le décor change à peine, nous laissant dans un entre-deux entre le studio de Faust et la chambre de Marguerite. Tant pis pour la cave allemande remplie de buveurs (ici incarnés par des enfants chantant en playback) et les bosquets peuplés de gnomes. Tant pis pour les chœurs, majoritairement invisibles – à l’exception d’un bien terne défilé de soldats, maladroitement exécuté par un Chœur de Radio France par ailleurs solide vocalement. Tant pis aussi pour la passion entre Faust et Marguerite, réduite à un triste duo face public, les bras ballants. Méphisto a beau essayer de donner le change en brassant de la fumée, rien n’y fait ; la course à l’abîme n’a pas commencé qu’on a déjà touché le fond.

Heureusement, la quatrième et dernière partie sera de meilleure facture avec la belle idée de placer l’orchestre sur scène, à la manière d’un tribunal, et de pousser Faust le damné dans la fosse : la morale est sauve, c’est bien la musique de Berlioz qui règne dans cette œuvre – même si, paradoxalement, faire ainsi trôner l'orchestre ne rend pas service aux instrumentistes sur le plan acoustique. La partition est toutefois superbement interprétée par Les Siècles, grands spécialistes berlioziens qui en font ressortir toutes les couleurs, les accents, les trouvailles d’orchestration sur leurs instruments d’époque. La direction de Jakob Lehmann aurait certes pu être plus incisive et précise mais il faut saluer sa façon de cultiver le souffle de l’ouvrage.

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La Damnation de Faust au TCE
© Vincent Pontet

Cette Damnation enfin ne serait rien sans ses chanteurs. Dans le rôle-titre, Benjamin Bernheim est époustouflant, capable de tonner en voix de poitrine comme de faire éclore des aigus divins en voix de tête (« que j’aime ce silence », scène 9), le tout avec une élocution toujours incroyablement claire et une longueur de souffle infinie. En Méphisto, Christian Van Horn s’exprime dans un français plus que perfectible mais cela offre en contrepartie un caractère d’étrangeté mystérieuse qui va au personnage, d’autant qu’il a l’abattage vocal et scénique nécessaires pour incarner ce grand rôle démoniaque. Victoria Karkacheva fait mieux que compléter dignement le trio : cette mezzo au timbre charnu et au vibrato intense donne à son personnage de Marguerite une aura et une classe qui transcendent le manque d’idées de la mise en scène. Voilà donc une Damnation qui pourra plaire au public berliozien, si tant est qu’il est, comme l’espérait le compositeur, « doué d’imagination ».

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