Les lumières de la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie ont été rallumées depuis longtemps mais les applaudissements persistent, l’ovation se prolonge tant et tant qu’on croit voir Esa-Pekka Salonen s’impatienter, et intimer un discret « out » aux solistes et au chef de chœur pour les inviter à sortir de scène. Il est vrai qu’on a du mal à le croire : le concert n’est pas fini, nous ne sommes qu’à l’entracte ? Mais que jouer après le Requiem de György Ligeti ?

Il faut un instant pour reprendre ses esprits après ce qu’on vient d’entendre. Écrite au milieu des années 1960 par un compositeur marqué par la Seconde Guerre mondiale et la dictature communiste qui l’a poussé à fuir vers l’Ouest, l’œuvre est à la musique ce que l’outrenoir de Pierre Soulages est à la peinture : une plongée au plus profond des abysses, cinquante nuances de purgatoire, où les timbres désincarnés des instruments se mêlent aux murmures frissonnants, aux vocalises glissantes, aux cris glaçants des choristes et des solistes.
Ce soir, tous ces chanteurs extrêmement appliqués jouent mieux que jamais leur rôle d’outre-tombe. Le Chœur de l’Orchestre de Paris et le New London Chamber Choir fusionnent magnifiquement pour tisser la polyphonie folle de Ligeti, depuis les suraigus les plus stridents des sopranos jusqu’aux quasi infrasons des basses, sans lésiner sur l’engagement, sans faillir dans les difficultés extrêmes de la partition. Quant aux deux solistes, Jennifer France et Virpi Räisänen, elles sont proprement stupéfiantes, sachant passer en un clin d’œil d’une voix blanche, simple instrument au sein du tissu orchestral, à des envolées lyriques d’une justesse admirable.
À la barre du vaisseau, Esa-Pekka Salonen dirige cette tempête apocalyptique avec une autorité et un calme surnaturels, presque démoniaques. Sa baguette est précise, sans toutefois chercher inutilement à contrôler toutes les subtilités du texte. Son geste est chargé d'expressivité, sans toutefois prendre la pose dans une théâtralité malvenue – la musique parle d’elle-même. Et quand il abandonne la baguette pour le « Lacrimosa » final, ses mains deviennent incroyablement émouvantes. L’Orchestre de Paris, exemplaire, joue le jeu d’être sous ses doigts comme un grand orgue, les individualités se fondent dans ce torrent de lave qui à la fin ne gronde plus. Après trente minutes qui ont semblé une seconde comme une éternité, l’outrenoir n’est plus que cendre.
Que jouer ensuite ? On aurait presque envie d’arrêter là. Mais l’Orchestre de Paris et son futur chef principal doivent enchaîner avec la Quatrième Symphonie dite « Romantique » d’Anton Bruckner, une fresque d’une heure qui a tout de l’épopée médiévale, sonneries de cors et cavalcades à l’appui. Drôle d’idée ? Au contraire ! Dès les premières secondes, on comprend que Salonen et ses troupes vont nous offrir la renaissance, la recréation d’un monde disparu, la reconstruction d’une cathédrale après le grand incendie : les trémolos des cordes apportent le premier souffle de vie, le cor solo (extraordinaire Gabriel Dambricourt !) lance les premiers appels vibrants… Et Salonen bâtit la suite en grand architecte qui a tout compris aux plans brucknériens, et qui sait parfaitement comment les réaliser.
Parfaitement ? Ce serait excessif. Le scherzo n’a pas été des plus réussis, la chevauchée du contrepoint frôlant la sortie de route, et le trio central manquant de simplicité fluide. Et le maestro finlandais aurait pu encourager davantage ses pupitres de cordes qui ont parfois paru un peu fragiles et trop détimbrés dans ce vaste chantier, dans le deuxième mouvement notamment. Mais on aura préféré cette interprétation sensible, humaine, touchante au rouleau compresseur bodybuildé que peuvent conduire certains brucknériens… d’autant que Salonen sait passer de la baguette légère au bras d’acier quand il le faut : la progression vers les climax des deuxième et quatrième mouvements aura été particulièrement bien menée, nous clouant à notre dossier. Quand le dernier accord parfait retentit dans la Philharmonie, on savoure sa résonance comme l’ultime preuve d’une résurrection éclatante après les profondeurs de Ligeti.

