Le quatrième concert du festival Présences 2024 consacré à Steve Reich commence, chose peu commune, par une petite séance d’échauffement collectif pour les huit percussionnistes qui tiendront, après l’entracte, le premier rôle de sa redoutable Desert Music. Pour l’heure, ils sont seuls sur la grande scène de la Philharmonie de Paris, avec leurs mains pour uniques instruments, qu’ils frapperont l’une contre l’autre des centaines de fois dans la répétitive et minimaliste Clapping Music. Cette œuvre peut de prime abord paraître dérisoire, mais elle est tellement typique de la première manière de Reich qu’elle constitue une excellente porte d’entrée pour appréhender le processus de phasing, ces décalages rythmiques largement exploités par le compositeur américain. Pas besoin de plus, en effet, que ces percussions naturelles pour que l’auditeur se laisse emporter par cette pulsation qui, par l’évolution et la progression des déphasages, l’entraîne au cœur de motifs syncopés toujours identiques et pourtant changeants.
Son échauffement terminé, l’octuor laisse place au Quatuor Tana dans le très intense Aheym de Bryce Dessner – compositeur éclectique, adoubé par son compatriote Reich, qui alterne sans complexe entre la scène rock et les bandes originales hollywoodiennes en passant par les commandes de grandes formations symphoniques. Brillamment portée au disque en 2013 par son commanditaire, le Kronos Quartet, Aheym est une œuvre ramassée, concentrant en une dizaine de minutes une folle énergie dont le crin disloqué des archets portera les stigmates.
Après une introduction collective engagée et de laquelle émerge ici ou là quelques timides déphasages empruntés au maître, le violoncelle de Jeanne Maisonhaute entame seul un thème mélodique archaïsant qui, alors que ses complices viennent se greffer par petites touches, se transforme peu à peu en basse continue et obsédante. Reprenant ce thème au premier violon, Antoine Maisonhaute lance une série de variations tantôt riches et fuguées, tantôt plus rompues, col legno ou sul ponticello, avec une trajectoire toujours tendue vers la narration et l’intensité dramatique (parfois proche d’un Vivaldi), sans toutefois céder au lyrisme décoratif ou à l’anecdote. Voilà une pièce abordable que le public aurait plaisir à entendre plus souvent, mais sans la désagréable amplification utilisée ce soir pour remplir le vaste espace de la salle Pierre Boulez.

On n’en tiendra pas rigueur aux organisateurs qui ont pallié de façon pertinente l’annulation d’Alice Sara Ott – et par là celle de la création française du Concerto pour piano du même Dessner – en programmant les deux pièces susmentionnées, qui ont su faire oublier à l’auditeur qu’il y perdait tout même au change. Pour conclure cette première partie de concert, la création de Crimen Amoris, commande de Radio France à Michèle Reverdy, nous aura laissé de marbre. Certes, le traitement du chœur et de l’orchestre démontre une vraie maîtrise de textures et de formes ainsi qu’une belle symbiose avec le poème de Paul Verlaine ; mais cette maîtrise ne s’accompagne d’aucune folie et de bien peu d’originalité dans les idées (rappelant Debussy par-ci, Wagner par-là, Mahler ici et là), si bien que l’auditeur, coincé dans un langage convenu, finit par s’ennuyer.
Nécessaire pour préparer la scène à l’effectif peu commun que nécessite l’exécution de The Desert Music (chœur, orchestre comprenant deux pianos et quatre claviers électroniques), le long entracte aura permis au public de reprendre son souffle avant de replonger dans les rythmes entêtants de Steve Reich. Tirant sa substance des vers de William Carlos Williams, The Desert Music prend la forme d'une vaste arche en cinq mouvements qui s'illustre par les couleurs sombres et introspectives issues du texte : « Well, shall we / think or listen ? ». Quel plaisir, en outre, de pénétrer la mécanique de cette œuvre rarement donnée, en prolongeant le travail de l'ouïe par celui de la vue !
Parce que la difficulté chez le compositeur américain réside moins dans l'inspiration du musicien que dans l'humilité de l'interprète face à la partition, les membres de l'Orchestre Philharmonique de Radio France brillent ce soir par la précision et la concentration avec laquelle ils l'abordent. À ce titre, on ne peut que saluer l'infaillibilité des sept percussionnistes, horlogers sur lesquels repose toute la matrice de cette Desert Music. Au pupitre, Brad Lubman ne se contente pas de jouer les métronomes : en plus de tenir d'une main de maître la centaine de musiciens qui lui fait face, le chef américain modèle les textures, clarifie les lignes, éclaircit les masses, tout en conduisant de façon nerveuse et organique cette vaste coulée sonore. Comme Moïse les Tables de la Loi, Lubman lèvera la partition de Reich à plusieurs reprises au-dessus de sa tête face à la standing ovation d'un public galvanisé.