On n'aurait manqué l'événement pour rien au monde : l'immense Gewandhausorchester, sous la baguette de son Kapellmeister Andris Nelsons, est à la Philharmonie le temps d'un week-end pour deux concerts, avec les monumentales deux dernières symphonies de Tchaïkovski comme piliers du programme. En plus, le fameux Concerto pour violon sous l'archet du grand Leonidas Kavakos le samedi soir, et quelques raretés en guise d'introduction à la Pathétique le dimanche. La phalange germanique produira-t-elle la même impression qu'il y a deux ans, et saura-t-elle trouver le son qui rendra le mieux justice au compositeur russe ?

Comme tous les grands orchestres, ce qui frappe à l'écoute du Gewandhausorchester, c'est l'immédiate apposition de sa signature musicale dans le cerveau de l'auditeur. Mais comment caractériser cette signature? D'abord par la densité extrême des cordes. Les archets sont très courts, même dans les chants, les batteries de doubles croches sont attaquées furioso du talon. Les seconds violons sont placés face aux premiers, ce qui a deux conséquences : d'abord, le son des premiers ressort de façon éclatante, à la façon des vieilles gravures où le micro met à l'honneur les voix aiguës, aux dépens des graves. Ensuite, cela met à l'honneur les altos, placés au centre de l'orchestre et qui à plus d'un endroit font montre d'une sonorité rauque, grave et tendue, contrastant avec le pupitre des violoncelles, plaintif et plus humain. Au Gewandhausorchester, chacun des pupitres des cordes a sa personnalité et se donne la réplique, à la façon des personnages d'une histoire. On a plusieurs fois été victime d'hallucinations auditives, en prenant les altos pour des violoncelles, tant les premiers font montre d'une texture sonore qu'on attend d'ordinaire surtout des seconds, comme après l'introduction du premier mouvement de la Pathétique.
On ne retrouve pas exactement la même richesse de coloris chez les bois que chez les cordes. Mais ce que la petite harmonie perd en variété de couleur, elle le regagne en qualité de rubato, les solos des bois étant toujours servis par d'extraordinaires individualités. Le fagott, dans l'introduction de la Pathétique, nous entraîne d'emblée dans une mélopée psalmodiée avec beaucoup de caractère, n'hésitant pas à dramatiser la théâtralité de ce moment, invoquant par son agogique hésitante une inquiétante étrangeté qui projette cette introduction loin, très loin dans le XXe siècle.
L'autre exceptionnelle qualité de l'ensemble est, décidément, cette superbe maîtrise des plans sonores et surtout de leur dramaturgie, qualité que l'on doit, on s'en doute, au minutieux travail d'Andris Nelsons. La façon dont les cuivres, au cours d'un renversement d'équilibre mémorable, ont pris le pas sur les cordes et sont passés au premier plan, lors du climax du premier mouvement de la Cinquième Symphonie, nous a laissé tout étourdi au sortir du premier concert, la sonorité du pupitre s'écrasant sur le public comme une marée furieuse. Cet habile jeu de coulissage des timbres donne au concert une dimension cinématographique : fondus enchaînés, saturation des couleurs, luminosité éclatante puis distorsion des profondeurs du son sont tant d'effets spéciaux qui garantissent à la performance le même succès qu'un blockbuster.
Comme tout blockbuster, le programme a bien sûr ses longueurs : ainsi ces raretés présentées le dimanche, l'ouverture fantaisie Hamlet et la ballade symphonique Le Voïévode, pas assez fouillées pour faire montre de tout leur potentiel, et interprétées avec moins de maestria. Il a aussi ses faiblesses, comme un pupitre de cors assez peu inspiré cet après-midi. Et, surtout, il enfle tant les contrastes que le discours d'ensemble apparaît un peu décousu. C'est parfois superbe, comme ce développement du premier mouvement de la Pathétique, rondement mené dans une course effrénée et haletante vers son bouleversant sommet d'expression. C'est souvent moins cohérent, comme le finale de cette même symphonie, trop haché pour tenir la sourde dramaturgie sur la longueur.
On ne dira pas grand chose du Concerto pour violon, interprété samedi soir par un Leonidas Kavakos qui nous a habitué à bien mieux. Certes, la stupéfiante virtuosité du maître grec est bien présente, notamment dans le finale, mais ce soir, le legato n'est pas là, le discours tâtonne, les démanchés sont incertains. La sarabande de Bach et son double interprétés en bis ne convainquent guère plus, desservis par un son uniforme et des diminutions assez peu inspirées et malhabilement systématiques. On gardera plutôt en mémoire le puissant souvenir du son du Gewandhausorchester, et le sentiment presque proustien de sa redécouverte deux années après, comme le frisson d'une voix familière qu'on avait pas entendue depuis longtemps. Un sentiment qui touche à l'essentiel de l'art musical et qui est l'assurance des grands concerts.