Depuis l'édition 2021 du Festival de La Roque d'Anthéron, trois pianistes invités réguliers du festival sont morts, laissant le monde de la musique bien esseulé. Hommage est donc rendu cette année à Radu Lupu, Nelson Freire et Nicholas Angelich (le 10 au soir). Lupu, si timide, si secret, n'était pas le même homme sous les platanes. Il était rieur, parlait aux uns et aux autres. On l'a même vu fendre la foule de ses admirateurs après un récital pour faire un abraçao à Nikolai Lugansky qui attendait sagement son tour pour le féliciter. Angelich, si débonnaire, si doux, qui au piano pouvait devenir un démon, savait chanter un nocturne de Chopin à en faire taire les maudites cigales, géant du piano qui ne savait qu'à peine quelle admiration il suscitait chez ses confrères. Nelson Freire, invité vingt-quatre fois pour jouer dans ce parc dont les arbres forment un écrin de nature qui le rassurait, tant il était traqueur ! Ces trois pianistes l'étaient au plus haut point d'ailleurs. Mais Freire ne l'était lui que dans les quelques minutes d'avant l'entrée en scène et s'envolait dès qu'il posait un pied dessus.
Pour lui rendre hommage, René Martin a eu l'idée qu'il fallait avoir : inviter six pianistes brésiliens qui entretenaient avec Freire des relations nées de l'intérêt réel qu'il avait pour les jeunes talents de son pays et bien au-delà de partout dans le monde, pour ce qui a été une vraie fête du piano, de la musique et de l'amitié sans qu'un égo ne se manifeste. Les voici dans le désordre.
Eduardo Monteiro, grand professeur de piano de l'Université de Sao Paulo dont il a été le président, doublé d'un intellectuel de haut vol, dont le jeu est d'une maîtrise, beauté sonore, intelligence et sensibilité qui rappellent ses réussites discographiques et des prix remportés dans les grands concours internationaux, a donné le premier mouvement de la Sonate n° 1 de Mignone, l'Hommage à Chopin et les Impressões seresteiras de Villa-Lobos d'une façon qui donne vraiment envie de le réentendre en France dont il est quand même docteur de l'université ! Ses Valses op. 39 de Brahms à quatre mains avec Cristian Budu, son ancien élève, étaient d'une intimité, d'une finesse désarmantes. Budu, justement dont Bachtrack vous parlait un peu plus tôt cet après-midi, a donné deux des extraordinaires Ponteios de Guarneri d'une façon qui vous décroche la mâchoire devant une telle maîtrise du son et du discours. La place de cet immense pianiste est décidément au panthéon des musiciens brésiliens et donc du monde.
Clelia Iruzun est déjà passée par la Roque, il y a bien vingt ans, c'est une disciple de Merces de Silva Telles, d'Arrau, de Fou Ts'ong. Elle œuvre depuis Londres à la propagation de la musique brésilienne qu'elle joue et enregistre, et a donné ce soir une Barcarolle de Chopin suprêmement équilibrée et s'est déboutonnée dans une Malaguena endiablée du Cubain Ernesto Lecuona. Juliana Steinbach, la Nordestine formée au Conservatoire de Paris, a joué avec fougue et sensibilité le premier mouvement de la Fantaisie de Schumann et Festa no Sertão de Villa-Lobos. Pablo Rossi, ancien enfant prodige prodigieux passé par le Conservatoire Tchaïkovski de Moscou, pianiste vif-argent et sensible, s'est souvenu de la passion russe pour Schubert et pour les transcriptions de lieder par Liszt en enchaînant merveilleusement Auf dem Wasser zu singen, l'Impromptu op. 90 n° 3 et Erlkönig, joués de façon fluide, chantante, intérieure. Et tant pis pour les petits pains dans Le Roi des Aulnes, le drame qui s'y joue s'en rit. Fabio Martino pourrait sembler peu sérieux, lui qui arbore un nœud papillon aussi rouge que ses chaussures. Il faut se méfier des apparences. C'est un pianiste raffiné, à la virtuosité sans faille, à la technique fabuleuse, qui vous tire les larmes dans la Dança negra et dans la Danse de la jolie jeune fille de Ginastera tout en se transformant d'un coup en un rythmicien implacable dans la Danse du gaucho rusé du même Ginastera. Implacable mais souple comme une liane.

Tous ont aussi donné des quatre mains, des deux pianos et les voici qui reviennent pour Brasileira extrait du Scaramouche de Darius Milhaud dans un arrangement réalisé spécialement pour cette soirée... Trois pianos à quatre mains, dans une danse endiablée et impeccablement synchrone avec une sacrée surprise : qui aurait imaginé que Cristian Budu allait quitter son piano et attraper son pandeiro (un tambourin brésilien) pour accompagner ses amis ? Cet artiste est aussi membre d'un orchestre de musique traditionnelle... Si en France tout finit par des chansons, au Brésil tout finit en musique.
Le voyage d'Alain a été pris en charge par le Festival international de piano de La Roque d'Anthéron.