Jonathan Biss revient saluer une fois encore, mais il ne donnera pas de bis, malgré les applaudissements et les cris d'admiration qui viennent du fond de la salle du Théâtre des Champs-Élysées, où sans doute des jeunes pianistes ont pris place : il y a d'ailleurs quelques confrères du pianiste américain connus dans la salle. Que pouvait-il jouer ? Un prélude de choral de Bach ? Ce serait conclure religieusement l'interprétation des trois dernières sonates de Beethoven qui certes nous vont entrevoir l'infini, mais ne sont pas la glorification de Dieu. Une bagatelle ? Ce serait une pirouette aphoristique qui nous ramènerait sur terre. Non, le pianiste nous laisse sur ce silence, ce renoncement à tout qu'est la fin de la Sonate op. 111 dont il dit dans un éclairant texte publié dans le programme de salle que sa fin « est une sorte de mort ».

Jonathan Biss © Benjamin Ealovega
Jonathan Biss
© Benjamin Ealovega

Le musicien l'a jouée, en allant jusqu'au bout de tout, sans sacrifier au culte du beau son, sans être prisonnier des oukases enseignés dans les conservatoires, sans se placer sous l'ombre tutélaire d'une école stylistique : il est dans le texte, se faufile dans chaque note, chaque silence, chaque élan, reçoit tous les uppercuts beethovéniens, se fond dans le piano avec urgence, avec une force vitale. Et une présence qui est aussi un effacement pour que l’œuvre se ressouvienne. Et l'on songe à Clara Haskil faisant remarquer à un jeune pianiste que le soupir qu'il avait oublié, et dont il avait fait trop peu de cas quand elle le lui avait fait remarquer, était « un moment d'éternité ».

Ce soir, l'Opus 111 est tout entier ce moment d'éternité, des sauts d'octaves périlleux dont elle surgit, à ces phrases arrachées au clavier en un combat surhumain dans le premier mouvement, à cette « Arietta » dont les variations naissent pour avancer inéluctablement, jusqu'à l'indicible de ces trilles finaux aux deux mains qui du piano font une lumière qui va s'effacer peu à peu. Pendant le très long silence qui suit la résonance du dernier son, Biss reste immobile les mains tremblantes au dessus du clavier. Le pianiste se lève, le visage comme dévasté, et le public tétanisé se libère de cette tension.

Ce soir, Jonathan Biss a donc choisi les trois dernières sonates de Beethoven pour sa rentrée parisienne. On a pris l'habitude de les associer depuis les années 1970 au concert comme au disque. Et ce n'est pas toujours convaincant quand elles se fondent dans un grand tout qui ponce leurs différences. Chacune de ces sonates est un univers : elles se frôlent sans se parler et si l'Opus 110 prend congé sur une joie presque triomphante, l'Opus 111 et l'Opus 109 disent adieu dans un silence énigmatique. 

L'Opus 109 l'est tout entière, énigmatique, avec ses variations d'essence vocale, éloquentes comme une aria de Carl Philipp Emanuel Bach ou de... Chopin, ses brusques éruptions entre passion et questions sans réponses. Biss y entre en donnant l'impression qu'il entrouvre une porte et découvre avec nous ce premier mouvement si difficile à rendre dans la diversité de ses humeurs. Sa sonorité est si chantante, ses phrases sont si tenues et articulées avec une telle finesse que jamais la ligne ne se rompt, même quand le pianissimo est proche de rompre le fil.

Cet art-là n'est justement pas de l'art, ne résulte pas de la mise au point, mais de l'engagement physique et spirituel d'un artiste fervent et tout entier soumis au texte. Biss tient le clavier, ne le lâche jamais du regard, joue avec frénésie parfois, jamais ne s'absente, mais jamais ne se montre lui. Allure, caractère, tempos, pulsation sont organiquement liés. La main gauche soutient l'édifice, le fait avancer, chante avec la droite et les voix intérieures sont là sans que le musicien attire l'attention sur elles. Il ne montre rien : il laisse venir la musique à la vie.

Biss sort de scène entre chaque sonate. Il marque ainsi la fin d'un monde et son retour annonce celui qui vient. Quand commence l'Opus 110, on ne peut pas savoir vers quels gouffres Beethoven va nous entraîner dans cette sonate. Il y met en musique sa détresse, sa presque mort et sa renaissance, allant jusqu'à accompagner les portées de didascalies étreignantes quand on entend la plainte qu'elles accompagnent. Biss nous entraîne dans les méandres du premier mouvement, dans les sauts déséquilibrés du deuxième, vers la construction implacable de l'« Arioso », de la fugue, puis du second « Arioso » et du renversement de la fugue, en allant une fois encore jusqu'au bout, et plus loin encore : l'interprétation, c'est cela.


Ce récital a été organisé par Jeanine Roze Production.

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