Non sans talent fort heureusement, l’éclectisme est souvent le péché mignon des programmations. Et ce n’est pas la thématique « Étoiles éternelles » du concert de l’Orchestre national d’Auvergne samedi à l’Opéra de Clermont-Ferrand qui parvient à donner un sentiment d’unité aux œuvres au programme. Les seuls éléments fédérateurs entre la Sérénade pour orchestre à cordes d’Elgar, Les Illuminations de Britten, les Variations sur « God Save the King » de Beethoven et la Symphonie n° 45 « Les Adieux » de Haydn sont bien l’irréprochable implication des pupitres de l’ONA, attentif aux injonctions de leur chef associé Christian Zacharias.

Christian Zacharias
© Felvégi Andrea

La conduite d’une phalange orchestrale par ce virtuose du clavier ? À la hauteur de sa réputation de soliste : une précision dans le rendu et la lisibilité sans faille du détail. Un port rigoureux et une volonté de pureté harmonique non pas esthétisante mais rassurante en sont les clefs d’entrée. La direction pourrait passer pour un excès de sévérité interventionniste mais, de fait, elle s’avère toute relative et convainc en ce qu’elle apporte en profondeur un vernis salutaire à l’ensemble. La rigueur et le soin apportés par le geste musicien au plus près de la partition servent l’efficacité du rendu. L’inspiration pastorale de la Sérénade d’Elgar s’en trouve habilement mise en valeur. Zacharias sait pertinemment que l’œuvre manque de sel sans cette scrupuleuse exploration des finesses d’écriture qui en font sa richesse.

Zacharias garde le cap d’une même sobriété bien équilibrée chez Haydn. Si le soin méticuleux de sa lecture écarte toute fantaisie ou francs débordements alla barocco, cordes et vents n’en témoignent pas moins d’une saine alacrité. Ce subtil dosage rappelle que cette page élégante et fluide ne saurait faire oublier une atmosphère de légère nostalgie, préfiguration mozartienne qui la traverse y compris dans ses passages plus enlevés. Les premières mesures de l’Allegro initial donnent le ton de ces Adieux tout en retenue mais non sans passion. Les cordes colorent l'œuvre avec vigueur et mordant, lui conférant toute sa théâtralité avec la complicité de cors et hautbois de haute lignée. Aussi habile qu’arachnéenne, la direction de Zacharias guide une lecture frémissante et amoureuse ! Et manifestement, les musiciens communient sans réserve avec cette stratégie. Les pupitres de l’ONA sont experts à décrypter et traduire au plus près les intentions cachées de tels ouvrages. Une seule réserve : si la Gavotte d’Idoménée de Mozart donnée en rappel s’inscrivait dans l’esprit haydnien, la Petite Musique de Nuit qui suivait, certes fort propre, s’imposait-elle dans ce contexte ?

Présence insolite également que ces Variations sur « God Save the King » entre Britten et Haydn ! Avec Zacharias au piano, le meilleur nous est heureusement promis, loin du sirupeux pudding originel. Le toucher s’impose, fort d’une étourdissante technique, mélange d’un formalisme militant et sans concession venu nourrir une rhétorique tellurique et inspirée. Et quelle vigueur salvatrice ! Il y a de l’Appassionata là-dedans ! De l’Eroica ! Le juste orgueil d’un déferlement orageux sous une approche philologique intraitable et flamboyante.

Ruby Hugues
© Phil Sharp

Dans un tel contexte, Les Illuminations font figure d’ovni. Voilà bien le cœur de la soirée, moment rare et inouï dont la soprano britannique Ruby Hughes en est la reine couronnée. God save Ruby Ière ! Doit-on lui contester une diction occultant la parfaite intelligibilité du texte ? À son crédit, rares sont les interprètes qui sortent indemnes de ce vertige de difficultés au moins s’agissant de la prononciation. Et la sidérante beauté de ce texte halluciné de Rimbaud, porté par une musique qui ne l’est pas moins, ne doit-il pas consister à emporter l’auditoire dans un furieux torrent aux accents lettristes ?

Tout au long des quelque huit numéros de cet opus 18 de Britten, Hughes, soutenue par des pupitres visionnaires, alterne frénésie et déploration, rage et prières, provocation et douleur. Ainsi de la poursuite sauvage de Villes, des aigus tendus comme un inquiétant fil de verre de Phrase, de la prière d’Antique. Tout y est fureur imprécatoire, psalmodie invocatoire pour cette acrobate vocale de l’incantatoire. Bien nommée Ruby, à la sanguine volupté timbrique : elle pose la question d’un autre rapport à l’écoute et de sa subjectivité radicale. Elle clame jusqu’au slam – songeons à Marine – la tragédie de Parade ou la séduction de Royauté. Quelques mots suffisent à nous ouvrir la voie vers des mondes ignorés et pourtant si proches. Souveraine Ruby Hughes ? D’une reine l’autre : il suffit qu’elle se métamorphose en Didon purcellienne (« When I am laid in earth ») pour vaincre d’hypothétiques résistances sur un rappel magistral.

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