En associant le Rameau des Indes galantes au Mahler du Chant de la Terre ce soir avenue Montaigne, François-Xavier Roth et son ensemble Les Siècles résument en un concert l’identité tout à fait particulière de leur projet : non pas marier la carpe au lapin, mais créer des ponts entre les œuvres, les époques et les compositeurs, tout en maintenant une approche historiquement informée et en employant un instrumentarium d’époque. Aussi, Rameau sera joué debout, avec guitare baroque, théorbe et diapason de 415 Hz, tandis que les musiciens adopteront un diapason de 442 Hz dans Mahler, ainsi que la disposition viennoise idoine – reconnaissable entre autres à ses contrebasses placées en fond de scène. Seule entorse à la règle, François-Xavier Roth dirigera ses troupes dans les Indes galantes, quand bien même la notion de chef d’orchestre semble plutôt anachronique en ce début de XVIIe siècle.

François-Xavier Roth et Les Siècles © Cyprien Tollet
François-Xavier Roth et Les Siècles
© Cyprien Tollet

Si deux siècles séparent ces deux œuvres, un certain faible pour l’ailleurs, d'un exotisme assumé dans la première, présent davantage en filigrane dans la seconde, les rapproche et constitue un fil conducteur aussi pertinent qu’original. Avant l’entracte, la suite d’orchestre tirée de l’opéra-ballet de Rameau sombre cependant très rapidement dans une succession désincarnée et fastidieuse de numéros : aucune fantaisie ne vient animer la direction imperturbable et métronomique de François-Xavier Roth, aucune vitalité ne vient exciter les musiciens, figés dans un immuable sérieux. Avec leurs cinq contrebasses et un contingent de cordes à l’avenant, Les Siècles proposent une interprétation aux traits épais, qui limite la transparence et étouffe l’harmonie, si bien que la matière orchestrale perd en rebond ce qu’elle gagne en inertie. En résulte un assortiment mou et sans caractère qui plonge inévitablement dans l’ennui.

La seconde partie offre quelques satisfactions, au premier rang desquelles la prestation de très haut vol d’Andrew Staples. Pourtant, on ne peut pas dire que Gustav Mahler ait rendu au ténor la vie facile dans les trois lieder du Chant de la Terre qui lui échoient, notamment le premier, redoutable de difficulté. Doté d’une émission directe et franche, qui ne cherche ni le beau chant ni l’enrobage harmonique, le chanteur anglais parvient à transpercer l’orchestre sans crier ; ça tempête, ça fulmine, ça tonne parfois dans un déluge d’expressivité, mais sans rien sacrifier au lyrisme. Touché aux tripes par cette Chanson à boire de la douleur de la terre, l'auditeur n'a plus qu'à se laisser aller à l’ivresse que procure cette spiritualité pourtant mélancolique. Formidable conteur qui plus est, tout entier absorbé par l’onirisme enchanté de ces poèmes orientaux, Andrew Staples fait voyager le public au plus près de l’univers de De la jeunesse (troisième mouvement) et, soignant le texte autant que la mélodie, lui fait goûter aux nourritures terrestres de L’homme ivre au printemps (cinquième mouvement).

Si l'on est moins sensible au timbre parfois un peu âpre de Marie-Nicole Lemieux, à sa scansion appuyée et à son approche plus opératique qu’intimiste, on lui reconnaît toutefois un contralto solide sur l’essentiel de la tessiture, une puissance sans vulgarité, ainsi qu’un caractère qui s’affirme sans passer en force dans De la beauté (quatrième mouvement).

Malheureusement, et c’est pourquoi ce Chant de la Terre se révèle finalement bien décevant, aucun des deux solistes ne peut compter sur le secours des musiciens, incapables de créer la moindre atmosphère. Dans le premier lied, on se dit que François-Xavier Roth, adoptant un tempo rapide et distinguant peu les plans sonores, privilégie de manière intéressante le flux et l’élan aux nombreuses subtilités orchestrales de la partition. Mais dès le deuxième mouvement, ce geste perd de son éloquence. Tirés tout droit, les sublimes solos de bois de L’esseulé en automne (deuxième mouvement) sont d’une monotonie inapte à créer le moindre dialogue entre eux et avec la chanteuse, tuant dans l’œuf tout embryon d’émotion ; le prosaïsme affiché par les musiciens, leur rythme effréné et dénué de finesse dans De la beauté ne fera guère mieux. Mais c’est L’adieu final, ce soir expédié sans ménagement ni ensorcellement, qui finit de replonger dans l’ennui l’auditeur pour la dernière demi-heure. Décidément, un ouvrage aussi riche et ouvertement poétique aurait mérité un peu plus d'inspiration de la part des interprètes.

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