« Jauchzet, frohlocket », « exultez, réjouissez-vous ! », pourrait s’exclamer le public lyonnais : rares sont, surtout en dehors de l’Allemagne, les productions de l’Oratorio de Noël qui donnent à écouter l’intégralité de l’œuvre. Sans coupures, en deux soirées successives, l’Auditorium de Lyon a relevé ce défi, cherchant à réinvestir les six cantates de Bach par une approche mixte : sous la baguette d’un chef et avec des solistes versés et réputés dans le baroque, mais avec un chœur (Spirito) et un orchestre (l’Orchestre national de Lyon) généralistes. Ce double cadeau de Noël s’est révélé une pochette-surprise : dans la distribution, les tempos choisis et la réussite globale de l’entreprise.
L’amorce de l’Oratorio de Noël se fait festive avec Rinaldo Alessandrini : la première soirée se veut légère, pétillante, scintillante de confettis et de paillettes sonores. À cette fin, les mains du maestro et claveciniste exigent les tempos les plus fous, qui ont tendance à malmener tantôt les chanteurs, tantôt l’esprit de l’œuvre. Si pour les instrumentistes en effet certaines vitesses sont réalisables, le chef semble perdre de vue le message textuel ou, plus élémentairement, la nécessité des chanteurs, chœurs et solistes, de respirer. Ainsi, le chœur inaugural et final de la troisième cantate, « Herrscher des Himmels, erhöre das Lallen », est malheureusement conduit à une vitesse TGV, dans laquelle les ténors de Spirito se désintègrent, en justesse comme en cohérence de pupitre. Point de possibilité non plus d’exprimer un lyrisme pathétique dans le splendide duo soprano-basse « Herr, dein Mitleid, dein Erbarmen » (III), pourtant commandé par le texte, mais plutôt une complicité au second degré de Lydia Teuscher et d’Andreas Wolf, dont les sourires spirituels en disent long sur le tempo qu’impose à tous le maestro.
Andrew Staples, évangéliste et ténor solo dévoué au texte et à l’expressivité sincère, fait également les frais de cette folle ambition du chef : dans « Frohe Hirten, eilt » (II), le berger est obligé de faire bien malgré lui une course-poursuite jusqu’à la crèche contre la flûtiste qui, quant à elle, tire magnifiquement son épingle du jeu, préservant ses couleurs et nuances contre vents et marées. Heureusement, la nuit semble avoir calmé quelque peu les ardeurs de Rinaldo Alessandrini, si bien que la deuxième veillée trouve plus souvent les tempos justes que la précédente. On se souviendra de ce « Ich will nur Dir zu Ehren » (IV) où le ténor swingue irrésistiblement avec les violons co-solistes et le chef-claveciniste, qui rebondit sur son siège comme sur des ressorts.
Les surprises sont à l’ordre du jour aussi dans la distribution : on est reconnaissant à Maarten Engeltjes d’avoir remplacé au pied levé Luciana Mancini, souffrante, le matin même de la première partie. Le contre-ténor néerlandais pousse chaleureusement le berceau de concert avec l’orchestre qui marque bien les contretemps dans « Schlafe, mein Liebster » (II), alors que quelques ports de voix légèrement excessifs se font jour dans son premier air (« Bereite Dich, Zion »). Lydia Teuscher, dont la voix bachienne à la pureté élégante est parfois trop couverte par l’orchestre, s’épanouit davantage dans l’air des échos (IV) : ses propositions sont reprises avec une vraie recherche d’imitation par Camille Allérat, au timbre soprano plus mystérieux. La surprise s'avère pleinement réussie pour le deuxième remplacement, celui de Matthew Brook par Andreas Wolf : le baryton-basse allemand trouve sa place à l’improviste sans aucune difficulté. C’est la voix la plus épatante du plateau, un pur ravissement. L’élève de Thomas Quasthoff éblouit par l’homogénéité de sa tessiture, lumineuse dans les aigus, à l’aise dans les graves, sa technique sans faille et son timbre toujours plein d’harmoniques veloutés ; je ne me rappelle pas avoir entendu basse plus convaincante que lui dans l’Oratorio de Noël.
Côté chœur, les vingt-et-un chanteurs de Spirito présentent un matériau vocal intéressant, auquel l’allure générale ne permet malheureusement pas toujours une éclosion sereine ; les phrasés et une pensée globale peuvent parfois manquer, et les pupitres masculins notamment font entendre des approximations de justesse et des décalages. Mais on remarque aussi la générosité de certains chorals, tel que « Zwar ist solche Herzensstube » (V), où les effets de tension produits par les dissonances passagères sont jouissifs pour les chanteurs et le public.
Que reste-t-il au petit matin de ces deux veillées de Noël ? Rinaldo Alessandrini parvient à inspirer à l’ensemble des participants un souffle de légèreté baroque, grâce à une direction engagée, motivée et motivante : on le sent dans les finales en bis, où les solistes exultent lorsqu’ils peuvent trouver leurs places aux côtés des choristes. Néanmoins, la production bute sur les limites de son ambition : l’association d’un cadre structurant généraliste à des spécialistes de l'interprétation historiquement informée est responsable de certains désaccords entre orchestre et solistes, les propositions de nuances délicates ou d’interprétation des derniers pouvant parfois tomber sur les oreilles sourdes des premiers. Il n’en demeure pas moins que l’Oratorio de Noël est un régal bien de saison, dont on ne se lasse jamais. Sa performance lyonnaise de cette année ressemble à ces fêtes de famille où l’on ne sait à l’avance à qui et à quoi s’attendre : les surprises n’empêchent pas pour autant l’esprit de Noël de nous atteindre.