Ressentir physiquement les basses du piano, les vibrations transmises par les déflagrations des trombones aux sièges du parterre orchestral, sentir son oreille amadouée par les rondeur des pizzicatos ou titillée par les sur-aigus du violon qui infusent l’air de la salle, puis participer au crépitement des applaudissements. Au-delà de la qualité évidente du concert, ce sont autant d’éléments familiers que l’on avait pourtant presque oubliés. L’Orchestre de Paris est bel et bien de retour aux concerts avec public. Sous la baguette de Stanislav Kochanovsky, le programme, russe, s’articule autour de deux grandes oeuvres : le Concerto pour piano n° 2 de Prokofiev sous les doigts alertes d’Alexandre Kantorow, suivi de la suite symphonique Shéhérazade de Rimsky-Korsakov.
Le Concerto pour piano n° 2 de Prokofiev est de ces oeuvres que nul interprète ni auditeur n’aborde sans quelques frissons. Car c’est un monstre, prêt à engloutir l’orchestre ou le pianiste, démesuré à tous niveaux, tant dans sa forme que dans l’écriture, dans la difficulté des lignes pianistiques et dans la radicalité sombre des climats. Si l’interprétation de ce soir est remarquablement réussie, c’est en partie parce que les musiciens ont compris qu’il n’y a nul besoin de forcer les traits ou le tempo pour apporter du volume et du panache à une telle musique : l’écriture géniale de cette partition s’en charge de tout naturellement. C’est d’avantage dans le rendu des couleurs, des lumières, par l’incarnation des climats plus que par la force que l’interprète peut donner du relief à cette partition et l’élever vers des abîmes tout à fait vertigineux.
Ainsi les musiciens de l’orchestre et le pianiste nous offrent-ils un concerto étonnamment mélodique, de veine presque narrative. L’attention portée à la ligne mélodique et au raffinement des teintes déploie une extraordinaire richesse picturale, et ce dès les premières mesures du piano, vigilantes et satinées. Tout au long du concerto Kantorow reste très attentif à l’intelligibilité et la cohérence du discours pianistique, jusque dans les frasques les plus athlétiques de la terrifiante cadence qui ne tombe jamais dans l’écueil de l’ostentation. Jeu sur les contrastes dans le premier mouvement, remarquable coloration des contrechants et des lignes de glissandos dans le troisième, présence pertinente de la main gauche là où on l’entend d’habitude moins… Le pianiste exploite à merveille la richesse de l’écriture, la puissance évocatrice de cette musique est sublimée par toutes les teintes qu’il convoque, d’une noirceur impétueuse, impénétrables et sublimes, insondables et foudroyantes. L’orchestre n’est pas en reste non plus dans cette partition exigeante. Sous la baguette de Kochanovsky, en osmose avec le pianiste, les pupitres savent être très réactifs tout en apportant une texture propre et une lumière suggestive à ces atmosphères surréelles. Saluons la belle présence des cors et des trombones, la sonorité subtile et voilée des altos à la fin du premier mouvement, puis plus tard celle des hautbois, des bassons, ainsi que la prestance des percussions dans le troisième mouvement.
Le Shéhérazade de ce soir est une véritable escapade vers un univers chamarré qui s’ouvre à l’imagination, l’univers de « l’Orient et de ses contes merveilleux », comme le précise le compositeur qui tient à évoquer plus qu’à suivre un programme. Kochanovsky sait mettre en valeur le pur joyau d’orchestration que représente cette oeuvre. La priorité est donnée à la prodigalité du chant, à la largesse de la ligne mélodique, au cantabile, à la richesse de couleurs et à la fluidité du discours, et il le fait magnifiquement. Une telle générosité fait beaucoup de bien à entendre ! Les textures des cordes sont pleines comme on les aime, chargées de riches harmonies. Le chef est attentif à la continuité des lignes, à la limpidité, il sait prendre son temps et offre une lecture claire et inspirée de la partition. On aurait aimé toutefois un son plus présent dans le fameux thème du violon solo sur fond de harpe, qui, par trop lointain, manque de couleurs au sein de cette oeuvre aux mille teintes. Les bois nous régalent de magnifiques solos et les pizzicatos, précis comme il le faut, savent être étonnamment ténus et percutants à la fois dans le troisième mouvement.
Un concert qui fait plaisir à entendre, où les musiciens, par leur honnêteté, leur engagement et leur talent, nous rappellent ô combien la musique a ce pouvoir évocateur inouï, qui au gré de son déploiement sait nous transporter aussi bien dans un pandémonium démesuré que dans un Orient rêvé et sublimé.