Depuis sa victoire au très prestigieux Concours d’Honens en 2012, Pavel Kolesnikov crée l’évènement en proposant des programmes audacieux, des rapprochements singuliers entre des répertoires sans liens apparents. Ce 21 octobre, dans le cadre des Nuits du Piano, le musicien russe proposait un hommage à Proust, une évocation d’un salon dans l’intimité de la Salle Cortot, mêlant la fantaisie d’un cycle de Reynaldo Hahn, les songes de Schubert, la fièvre du Fauré des dernières années et Louis Couperin, invité guère surprenant puisqu’on connaît depuis le disque du pianiste paru en 2018 son affinité toute particulière avec le répertoire des clavecinistes du XVIIe siècle.
Si Kolesnikov nous invite toujours à faire table rase de nos habitudes d’écoute et nous emmène souvent vers des contrées sonores inconnues, il est quand même patent que peu d’éléments subsistent du Prélude non mesuré de Louis Couperin hormis l’esquisse de sa direction harmonique, et la Sarabande en la en est plus une vague réminiscence qu’une incarnation véritable. On peut cependant aimer cette nonchalance très librement improvisée qui utilise le texte comme simple point de départ à une rêverie lunaire dépourvue des éléments de vocabulaire et de la syntaxe familiers des clavecinistes.
Il s’agit d’un simple détail dans un récital où le pianiste dispense un sens de la couleur et des atmosphères extraordinaire, notamment dans un premier mouvement de la Sonate en sol D. 894 de Schubert aux silences très dramatisés, où le toucher infiniment nuancé permet un tempo exceptionnellement étiré, propice à une éloquence admirable du détail et à une organisation des plans sonores. La manière très personnelle d’énoncer les cellules rythmiques, la matière orchestrale des accords répétés, ce soin infini dans les oppositions de dynamique jettent un éclairage nouveau sur un Menuetto plus sérieux qu’enjoué, le pianiste réservant un humour exquis à l’Allegretto primesautier.
Les extraits du Rossignol éperdu de Hahn sont un terrain de jeu idéal pour l’humeur fantasque du pianiste qui dessine une valse (« La Feuille ») follement passionnée, fait scintiller de vibrantes harmonies de main droite dans « Les Deux Écharpes » ou creuse les contours sinueux d’un Orient de fantaisie dans « Narghilé ». Évoquant une société de plaisirs raffinés, cette vision très luxueuse du cycle s’achève sur une méditation où le temps semble s’arrêter ; « Ouranos » fait luire des éclats diffus à travers une brume harmonique savamment maîtrisée, brume portée à des vapeurs incandescentes dans le Nocturne en mi mineur de Fauré dont les déséquilibres inquiétants semblent fasciner Kolesnikov.
Le pianiste souligne la monumentalité du Prélude, Choral et Fugue de Franck en faisant apparaître les couleurs typiques de l’orgue romantique : le Moderato noyé de pédale évoque puissamment un fond d’orgue Cavaillé-Coll perdu dans une profonde nef gothique, et les interrogations paroxystiques mènent avec fermeté vers un choral où les octaves de main gauche tracent une ligne d’une douceur infinie mais d’une implacable détermination. Là encore, Kolesnikov cherche l’éclat dans une matière riche et sombre en déployant à l’extrême les riches accords du choral, les désarticulant par un rubato audacieux, et donne une intensité inédite à une fugue soumise à des flamboiements dangereux. Le musicien utilise sa palette sonore comme un outil incantatoire qui fait apparaître des zones inexplorées du discours musical, expérience risquée mais toujours fascinante. Dépourvue de toute affectation, la Valse en la mineur de Chopin clôt avec discrétion un récital magnifique et porteur d’une magie singulière.