Un sourire ravageur fendant son visage de part en part, un air presque surpris de voir ainsi rempli le Théâtre des Champs-Élysées, une bienveillance non dissimulée à l’égard des musiciens de l’Orchestre National de France : voilà la formule magique – celle de l’immense artiste qui semble encore étonné de son statut – employée par Gil Shaham, qui s’accorde immédiatement les faveurs du public. On ferait peu de cas de cette formule magique si elle n’était que de la poudre aux yeux, si elle n’était pas suivie de sa contrepartie musicale. Or à l’image que dégage le violoniste répondent un jeu d’une grande générosité, quoique pudique et sans excès, ainsi qu’une attention absolue portée à l’orchestre et à la direction de Trevor Pinnock. D’ailleurs, le placement du soliste n’est pas anodin : à portée directe des violoncelles et des premiers violons, éloigné du devant de la scène, Gil Shaham prend le recul nécessaire pour se fondre dans le flux orchestral et garantir l’intimité du dialogue.

Après les inénarrables coups de timbales introductifs et la longue exposition orchestrale du Concerto pour violon de Beethoven, la première intervention du violoniste est un exemple de style et d’élégance. Comme s’il prenait plaisir à se fondre dans la masse, à se faufiler entre les textures de l’orchestre, à se glisser dans les plus petits interstices de la partition, Shaham peut compter sur son bras droit pour guider l’archet jusqu'au murmure, parfois à la limite de l’audible mais toujours avec phrasé : son Stradivarius ouvre des parenthèses puis les referme, favorisant les entrées de l’orchestre et donnant au premier mouvement sa forme organique en constant déploiement.
Pour autant la musique ne lézarde pas, ne rampe pas. Au contraire, gaillarde et hardie, elle s’élève comme un papillon bondissant de piano en forte avec jeunesse et assurance – quitte à parfois accuser une conduite erratique, notamment dans le mouvement central. Shaham ne trouve là ni l’idéal de simplicité, ni l’élan mélodique : dans la volute et l’ornementation plutôt que dans l’architecture, haletant plutôt que respirant, le soliste ne parvient pas à sublimer l’émouvant Larghetto.
Le Rondo conclusif emporte cependant l’auditeur au gré d’un violon qui fonce droit, sans se retourner ni rouler des mécaniques, sans accabler d’une virtuosité excessive le flux musical. Si certains préféreront sans doute plus un pathos plus développé, une ligne moins heurtée, un instrument plus fragile et ambigu, reste que la prestation de Gil Shaham est ce soir du meilleur goût. Pour profiter encore de la symbiose qui a manifestement animé l’ensemble des protagonistes, ceux-ci livrent en rappel une version orchestrale du charmant Schön Rosmarin de Fritz Kreisler, dont Shaham a utilisé les cadences dans le concerto.
En seconde partie de concert, la Neuvième Symphonie de Schubert vient confirmer la belle alchimie entre le National et Trevor Pinnock, l’inspiration baroqueuse de la direction et la philosophie plus traditionnelle de la phalange se rencontrant avec un heureux succès – à l’exception du deuxième mouvement dont le rythme pointé, trop souligné par le chef, alourdit la danse et empêche la musique d'avancer. Le reste du temps, la matière sonore de l'orchestre, merveilleusement sculptée par Pinnock, se montre à la fois transparente et pleine de relief, claire et texturée, idéale à la circulation des relais : particulièrement sollicités par la partition, les bois solistes sont choyés par le chef et brillent comme des divas d’opéra. Appréciable d’un bout à l’autre par ses traits acérés et mordants, par ses arêtes découpées, ce Schubert aux allures de révolutionnaire – presque beethovénien – impressionne par son absence de naïveté. La direction ne se contente jamais d’une lecture univoque ou premier degré mais va toujours convoquer le drame sous-jacent aux tableaux apparemment les plus innocents.
Mais par dessus tout c’est la cohérence globale, l’intention mise dans chaque note, l’harmonie et l’entente entre les musiciens – dont on sent ce soir l’envie de jouer ensemble – qui sont remarquables. Et l'on se prend à songer que l’Orchestre National de France renoue avec son passé le plus glorieux : lorsqu’il était en résidence avenue Montaigne et qu’il enregistrait, sous la direction d’André Cluytens, le Concerto de Beethoven avec David Oïstrakh. Bien entendu, beaucoup de choses ont changé depuis mais, à en juger par ce concert viennois, la qualité est restée.