Le Cervin, masqué la veille, a surgi fraîchement enneigé dans le ciel de Zermatt ce vendredi matin. Comme l'augure bienveillant de la vingtième édition d'un festival qui s'ouvre officiellement aujourd'hui, le Zermatt Music Festival and Academy. Dans la station valaisanne encore marquée par le souvenir de Pablo Casals et Clara Haskil qui en faisaient les beaux étés dans les années 1950-60, on remarque très vite qu'on est loin des rassemblements de stars et des mondanités cultivées dans une autre vallée des Alpes romandes. Ici la pédagogie, le travail de l'académie avec des jeunes musiciens sélectionnés chaque année sont au moins aussi déterminants qu'une programmation de concerts qui fait la part belle à la musique de chambre, autour du célèbre Scharoun Ensemble. Ce dernier – du nom de l'architecte de la Philharmonie de Berlin, Hans Scharoun (1893-1972) – est composé en majorité d'éminents musiciens des Berliner Philharmoniker, qui interviennent à Zermatt autant comme interprètes que comme animateurs des sessions de travail des 35 jeunes académistes. 

Julian Rachlin et le Zermatt Festival Orchestra © Olivier Verrey
Julian Rachlin et le Zermatt Festival Orchestra
© Olivier Verrey

En milieu d'après-midi, sur la petite place de l'église paroissiale Saint-Maurice où aura lieu le concert du soir, c'est un joli quintette à vent suisse qui a diverti les promeneurs de retour de randonnée et les touristes nombreux dans les rues étroites du village. Cette première « Matterhorn Serenade » a gagné le cœur d'un public dont l'essentiel n'avait jamais entendu du « classique » de si près.

À 19h30, le programme du concert d'ouverture est un parfait reflet de l'ambition du Festival et de l'Académie : deux œuvres de Brahms, le Deuxième Sextuor à cordes dévolu aux seuls membres du Scharoun Ensemble, puis la Première Symphonie par l'orchestre du festival où se rejoignent coachs et élèves. 

Quelle bonne idée de jouer ce Second Sextuor de Brahms ! Cette formation n'est finalement pas si fréquente en musique de chambre, même si elle a donné lieu à des chefs-d'œuvre, chez Tchaïkovski (avec son Souvenir de Florence) ou Schönberg (avec sa Nuit transfigurée). Quant aux cinéphiles, ils savent que Louis Malle a emprunté au Premier Sextuor pour ses sulfureux Amants (1958), et ils auront peut-être reconnu des échos du premier mouvement du Second à la fin de Buffet froid (1979) de Bertrand Blier.

Autant le Premier Sextuor est de facture classique, autant le Second intrigue déjà par son premier mouvement « exotic sounding », comme l'avait caractérisé un critique américain lors de la création de l'œuvre à Boston en 1866. Un alto murmure doucement une figure qui prépare le terrain pour le thème principal du premier violon – deux quintes ascendantes, la première dans la tonalité d’origine de sol suivie d’une autre dans la tonalité inattendue de mi bémol. Dans cet état d'incertitude perturbant, il faut attendre que le premier violoncelle chante le thème principal et que les violons reprennent les figures murmurées pour retrouver nos marques.

On est un peu surpris que le sextuor accentue plutôt le « non troppo » que l'Allegro de ce premier mouvement. La cohésion, l'intensité de jeu et de son de l'ensemble iront crescendo au fil d'un scherzo qui pourrait être plus giocoso. Brahms surprend à nouveau ses auditeurs avec un troisième mouvement étonnamment développé, audacieux – il paraît qu'il contient un message caché à l'intention d'un amour déçu avec le motif A-G-A-(T)-H-E. Dans le dernier mouvement, le sextuor mené par Julian Rachlin au premier violon lâche cette fois la bride et nous entraîne dans un tourbillon de fête populaire.

C'est en soi une performance de rassembler un orchestre dans la nef étroite et peu profonde de l'église Saint Maurice, mais comme du temps de Brahms on se « contente » de huit premiers violons, six seconds, cinq altos, quatre violoncelles et trois contrebasses pour les cordes. On est heureusement bien loin des effectifs karajanesques que n'ont pas connus les Berlinois présents ce soir ! L'équilibre est ainsi idéal avec les vents. L'allègement est aussi perceptible dans la direction de Julian Rachlin, qui ne cherche ses modèles ni du côté de Furtwängler ni de celui d'Harnoncourt. L'allure, les tempos adoptés dans chaque mouvement sont d'un naturel sans apprêt, la musique avance et coule sereinement, mettant en relief de superbes pupitres de vents, en particulier le cor solo de Stefan de Leval Jezierski. Dans les développements des premier et quatrième mouvements, le jeune orchestre révèle une cohésion, une virtuosité collective qui feraient pâlir plus d'une phalange professionnelle. Avec une telle équipe, la vingtième édition du Festival promet encore de belles réussites.


Le voyage de Jean-Pierre a été pris en charge par le Zermatt Music Festival & Academy.

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